Je reçois à l’instant cette lecture que Pier Paolo a bien voulu consacrer à mon recueil « Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête», qu’il en soit remercié :
Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fêteA travers son dernier recueil de poésies intitulé « Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête », c’est à un véritable voyage à travers les mots, les couleurs, les images, les sens et les lieux que nous convie Jalel el-Gharbi en compagnie d’un vieux soufi.
Il suffit d’emprunter la métaphore (majaz en arabe) et de considérer l’image qu’elle contient. Car l’image est le personnage principal de ce recueil et tout gravite autour d’elle. C’est elle qui fait naître chez notre soufi ces rêveries poétiques qui le plongent non seulement dans le raffinement des délices intellectuelles procurées par la contemplation des beautés artistiques et naturelles mais également dans la jouissance des sens éprouvée à la représentation de ces beautés. Mais de toutes les gratifications dont une image peut combler notre soufi, la plus grande est certainement celle d’engendrer dans l’esprit enamouré du vieux maître, une autre image, et ainsi de suite à l’infini. La puissance imaginative de la métaphore dans l’esprit du poète a été évaluée avec une acuité remarquable par Nietzsche qui avait écrit à propos d’elle : «
La métaphore n’est pas pour le vrai poète une figure de rhétorique, mais une image substituée qu’il place réellement devant ses yeux à la place d’une idée. » Ainsi, de métaphore en métaphore tout au long du texte nous voyageons avec notre soufi poète. D’ailleurs, on peut se demander si on peut être soufi sans être poète et vice-versa. Ajoutons encore que le terme « métaphore » vient du grec « metaphora » qui signifie « transport ». Cette étymologie ne venant que souligner davantage le fait que la métaphore est bien à l’origine une invitation au voyage, au déplacement, à l’évasion et à la rêverie. Aussi, c’est sans surprise que nous voyons notre soufi ne pas s’attarder dans l’ermitage des moines du Galamus. Rien ne serait plus contraire à sa démarche que de se fixer en un lieu donné. Notre soufi est un voyageur aux semelles de vent, sans cesse en mouvement, en quête, tout comme ce poète persan du XIe siècle, Nasir Khusraw, qui quitta famille et biens à la recherche de réponses à ses questions. Chaque destination n’étant toujours pour lui qu’une étape, un carrefour, une halte provisoire dont l’intérêt n’est autre que celui de proposer le choix de routes nouvelles. Le monde est un temple pour notre soufi et il communie avec le Divin en étant au milieu de lui et non retranché de lui. Car le soufi, dans le monde, se voit entouré de signes qui contiennent en eux l’indicible et lui permettent de s’en approcher. Est-il besoin ici de rappeler la connivence que nous pouvons constater entre le soufi et notre grand poète Baudelaire qui voyait dans la Nature une forêt de symboles où par le jeu des correspondances les sons, les couleurs et les parfums se répondent. Le signe est à l’exemple de Qatmir, ce chien gardien des sept Dormants d’Ephèse, posté devant l’entrée de la caverne et veillant sur le sommeil des jeunes gens en attendant leur résurrection. Notre soufi communie avec le Divin, non exclusivement par la prière, mais surtout par la méditation sur le signe, l’exégèse qu’il en fait en utilisant son intellect et ses sens, et par le regard constamment émerveillé qu’il porte sur tout ce qu’il voit. Notre soufi adresse ses louanges au Créateur, non en se privant des excellentes nourritures terrestres, mais bien au contraire, en les appréciant par tous les sens de son corps. Il convient de s’arrêter ici brièvement sur le terme « signe » qui se dit en arabe « aya » (pluriel : « ayât »). Le terme « aya » signifie tout à la fois « signe miraculeux » et « verset ». Ainsi, le Coran est composé de versets qui sont autant de signes miraculeux. Mais ce qui est particulièrement significatif, c’est que le Coran emploie également le terme « aya » pour désigner les phénomènes naturels. Ainsi, chaque élément de la création est non seulement un signe miraculeux du Divin mais également un verset. Le macrocosme est un grand livre. Aussi, il n’est pas surprenant de constater que le premier mot de la révélation coranique est l’impératif « Lis ! ». Oui, lire et toujours lire et ne faire que lire durant toute sa vie. Afin de nous aider à déchiffrer quelques uns des mystères de l’Univers, le soufi nous lit gracieusement quelques pages de son Abécédaire mystique. L’alif, la première lettre de l’alphabet, qui est une droite verticale, est également utilisée pour désigner le chiffre un. Il symbolise non seulement l’unité divine mais également la taille élancée de l’amour et le désir tendu des soufis à s’annihiler dans le Divin (Fana fi-lah). La lettre nun par sa forme lui évoque le croissant de lune et la lumière (nûr) dont le nun constitue la première lettre, mais aussi la fleur du narcisse et une barque voguant sur l’Archéron. On voit comment chez notre vieux maître le signe éveille les sens dans toutes les acceptions de ce mot. Sens en tant que « signification » car le soufi pénètre dans une réalité plus profonde que celle apparaissant à la surface. Sens en tant que « orientation » avec à nouveau ces images relatives au voyage et à l’évasion. Sens en tant que « sensualité » avec la vue flattée par la beauté du narcisse et l’odorat par son parfum. Ainsi, la métaphore est pour notre soufi un chemin, un passage, un pont qui lui permet de passer d’une réalité apparente et superficielle à une réalité cachée et essentielle où image et sens se rencontrent comme deux mers en un confluent. L’image est alors perçue par les sens et les sens se métamorphosent en images. La métaphore est ce passage qu’empruntent les images et les sens pour aller à la rencontre de l’autre et pour passer d’une rive à l’autre. Il est significatif d’ailleurs qu’en arabe l’on dise que la métaphore est le pont de la réalité / vérité («
al-majaz qantarato al-haqiqa » ; le terme haqiqa signifie tout à la fois « réalité » et « vérité »). La métaphore permet d’accéder à une réalité plus vraie et une vérité plus réelle.
Pour notre vénérable soufi, la quête de l’indicible est intimement liée à la sensualité, au voyage et à la rêverie. On ne peut manquer en écoutant la voix du cher maître de songer au hadith du Prophète déclarant : «
J'ai aimé de votre monde ici-bas le parfum et les femmes, mais le comble de ma satisfaction réside dans la prière ». Ou encore à ces splendides versets coraniques empreints de sensualité où nous voyons la belle reine de Saba relever gracieusement sa robe et nous découvrir ses jambes en prenant le sol en cristal du magnifique palais de Salomon pour de l’eau (Coran, 27, 44).
Le vieux soufi nous prend par la main et nous mène de signe en signe et de métaphore en métaphore sur les voies de l’amour, de l’émerveillement et de l’indicible tout comme Rimbaud, cet autre grand voyageur devant l’Eternel qui nous confiait : «
J'ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d'or d'étoile à étoile et je danse ».
Notre soufi, bien qu’étant au lendemain d’une fête, n’en est pas moins à la veille d’une autre où l'on viendra sur ce pont qui mène à la Vérité.
Editions du Cygne :
http://www.editionsducygne.com/editions-du-cygne-priere-vieux-maitre.html