lundi 20 décembre 2010

contre le mur. Anne Calife


Anne Calife près de Ramallah
Une Américaine avec plein de cheveux et de dents, m'offre du raisin. Elle habite Ramallah et veut tourner un documentaire sur la Palestine. Elle ne quitte pas sa caméra et porte, pourquoi, des mitaines en velours noir.
On entend déjà le raclement des machines. Un bulldozer jaune et noir racle la terre dans un bruit de chaînes. Deux oliviers gisent déracinées, racines encore noircies de terre. Les cadavres des arbres déclenchent des cris dans le groupe et une série d'appareils photos a surgi des sacs à dos. L'Américaine filme. Par précaution, je me recule.
A côté d’un immense cône de sable gris se trouve, ce que je veux toucher, voir, comprendre : le MUR… Je m’approche assez lentement, comme on approcherait un ennemi plus fort que soi. Si j'avais pu ramper, je l'aurais fait ; si j'avais pu l'insulter, je l'aurais fait aussi. Parce que lui, il s'en fout éperdument, tête dans le ciel avec au-dessus de sa tronche, les nuages qui s'étirent lentement.

Je l'ai touché, humé, reniflé. Il est immense, sans fin, éternel et silencieux. Un dragon fait de lames de béton. Je le contourne, l’examine : les planches mesurent un mètre de large, quarante bons centimètres de largeur, vingt mètres de haut. De toutes mes forces, je me suis adossée contre lui espérant percevoir une vibration ne serait-ce que minime. Il m’a semblé entendre le monstre de béton glousser du fond de ses fondations de fer. Beau travail. Du bon béton, bien frais, bien propre, bien charnu avec toutes les qualités de l’isolant parfait, qui ne laissera transpirer pas un son, pas un souffle ni une odeur.

samedi 18 décembre 2010

Les moments fugaces de Markus Anton Huber. Par Giulio-Enrico Pisani


"Reise in den Winter" (voyage en hiver) inspiré du  cycle de Lieder « Winterreise » de Schubert.
La Zeitung Vum Lëtzeburger Vollek vient de publier ce texte de Giulio-Enrico Pisani où il présente une grande découverte picturale
Les moments fugaces de Markus Anton Huber aux cimaises de la Galerie Lucien Schweitzer

« Momenta fugitiva », voilà un titre d’exposition qui me fait penser tout à la fois au « temps qui fuit irréparablement » de Virgile et au « carpe diem ! », saisis le jour (ou l’instant), d’Horace ! Et c’est bien d’une saisie au vol qu’il s’agit dans cette splendide expo de saut de l’an chez Schweitzer. (1) C’est ce que j’ai perçu d’emblée ; mais ici le fugace, le fugitif, l’instant, l’éphémère, ne se contentent pas de fuir et de passer. Non. Saisis au vol par l’artiste, lors de leur jaillissement de son bouillant et volcanique subconscient, ces flashs sont capturés au passage et projetés sur toile de lin ou papier de cuve du Népal comme autant de sarabandes, rhapsodies, lieder, concerts, sonates ou symphonies d’une incroyable richesse et profondeur. Des fragments d’infini !
Chaque tableau de Markus Anton Huber contient un univers à lui tout seul avec son temps de vie et la musique de ses courants, de ses vibrations et de sa fuite éperdue. L’abstraction de sa peinture est quasiment partout totale, absolue et pourtant non dépourvue de signification. Aussi, les intitulés (ou clés) de ses séries de féeries graphiques et chromatiques plus proches de la raison pure que de la raison cartésienne, rappellent ceux de certaines pièces musicales : « formation de l’espace », « voyage en hiver » (2), « rituels », « locus iste » (3), « moments fugaces ». Le titre de cette série (en même temps celui, si caractéristique, de l’exposition), m’évoque notamment la « Toccata et fugue » de Bach, dont la somptueuse universalité épouse parfaitement le ballet graphique des oeuvres de Markus Anton Huber.

D’autres titres sont tout aussi significatifs. Je pense à « silent wing », rappelant une chanson d’Aki Misato et à « non confundar » inspiré de la 7e symphonie de Bruckner (non confundar in aeternum). Quant à « sperandum » (espérant), ça explose en une sorte de galaxie de feu et pourrait signifier le tout commencement, l’immédiat après-big-bang, lorsque l’invraisemblable contenait déjà en germe tous les possibles, que tous les espoirs étaient encore permis. On pourrait bien sûr se demander, dans quelle mesure nous sommes en présence de pures abstractions, ce qui sous-entend la libération de toute correspondance figurative. Du point de vue optique, la réponse est oui. Mais il en va tout autrement des émotions esthétiques d’ordre quasi-musical qui font appel à une sensibilité plus subtile, nichée au plus profond de nous-mêmes et qui, arrachée à sa passivité dormante, se voit soudain réveillée et confrontée à l’incommensurable beauté de l’infini.

Une seule exception : la série de cinq tableaux carrés (1 x 1 m) dans la deuxième salle de la galerie, intitulée « alpha on the way to omega ». Sans rien perdre de la liberté d’expression qui illumine les autres oeuvres de Huber, ces techniques mixtes peintes à l’encre de chine, au graphite, à la craie et au charbon sur un papier de cuve du Népal plus épais, ne sont pas exactement abstraites. Elles représentent un cheminement visuel, une progression, pas vraiment figurative, cependant au moins aussi vériste que le serait, pour notre perception émotive, le puissant et inéluctable crescendo d’un boléro de Ravel, ou celui d’une existence qui, née en beauté, ne déclinerait pas, mais finirait en fanfare. N’y aurait-il pas là de quoi remonter le moral de tous ceux qui, comme moi, commencent à entrevoir le bout de la route ?

Et voici ce que nous en dit le galeriste en quelque mots qui eussent pu être les miens : « Dans les toiles de Huber les matières s’affrontent, se combattent et se réconcilient pour donner naissance aux existences et aux cycles. D’un côté agit la matière, de l’autre côté l’immatériel, le fuyant, le « fugitiva ». Peintures à l’huile char-gées ou dessins plus épurés au graphite, à l’encre, au charbon ou au fusain, les toiles de Huber se forment à l’image du macrocosme : fourmillement de lignes, entrelacs de tracés, réseaux stratifiés, formations de matiè-res, entrecroisements, intersections, égarements, croisées, tissages entortillés à l’infini, distanciement puis rapprochement des éléments ».

Ma première impression fut en effet de comparer Markus Anton Huber à un Jackson Pollock converti au graphisme : créateur d’un chaotique lacis de fils d’Ariane sans commencement ni fin. Mais la ressemblance avec le peintre américain est toute superficielle, car le labyrinthe de taches et de traits jaillissant de la fureur de Pollock n’est pas comparable à la subtile recherche « musicale » sur les ensembles de lignes et nébuleuses échafaudés par Huber. Si parenté il y a, elle réside tout au plus dans la libération, dans la subséquente captation et dans l’expression picturale des énergies subliminales de l’artiste. Ainsi, lorsque Pollock en reste, disons, au jet de peinture à l’état naturel, Huber ajoute aux résurgences de son subconscient un puissant facteur culturel et une élaboration raffinée.

À présent, deux mots sur l’homme : Markus Anton Huber est né en 1961 à Königswiesen, en Autriche. Après des études de médecine à l’université de Vienne et une formation de chirurgien, notre génial artiste suit des cours en auditeur libre à l’École d’arts appliqués de Vienne. Depuis 1994, il s’établit à Linz et se consacre pleinement à l’art et plus spécialement à une création autodidacte. Autodidacte ? Normal. Qu’est-ce que l’intemporel pourrait-il emprunter au passé, si ce n’est la constante génération du futur à partir de causalités n’exigeant d’apprentissage que par leurs propres déchirements ?

Et deux mots de plus à la galerie Schweitzer qui nous offre cette fois vraiment une exposition unique, qu’il ne faudrait manquer sous aucun prétexte. C’est en effet une exposition à la beauté qui frôle l’absolu, grâce à des oeuvres dont l’abstraction est libérée de toute servitude matérielle, mais conçue et affinée par un talent supérieur. Je vous le dis sans retenue, amis lecteurs : le génie de Markus Anton Huber vaut largement celui d’un Philippe Ségéral ou autre Vladimir Velickovic. Et si je me réfère – di-sons émotionnellement – à ces deux maîtres du figuratif, c’est que je ne vois pas d’équivalent à Markus Anton Huber dans la peinture abstraite contemporaine.
***
1) Galerie Lucien Schweitzer, 24 avenue Monterey, Luxembourg (entre Parc et boulevard Royal), mardi à samedi de 10 à 18 h, exposition Markus Anton Huber jusqu’au 29.1.2011.

2) Inspiré du cycle de Lieder « Winterreise » de Schubert.

3) Titre d’un motet pour 4 voix « a capella » d’Anton Bruckner.

Giulio-Enrico Pisani

mercredi 15 décembre 2010

Aller-retour

Aller-retour
A G. et à C. Pisani

Je pensais que ni la verveine, ni la valériane, ni le curcuma, ni la camomille, ni le romarin, ni la reine-des-prés, ni même le vin rouge n’en effaceraient le souvenir.
Vous le saviez, dans ma valise qui était dans le golfe,
Il y avait comme un sillon
Depuis ont changé : le goût du thé matinal et la saveur de la lointaine beauté
C’est pourquoi je n’ai pas compris ce que mon corps me murmurait
Si près de la grande dune
Devant la petite nappe de vie
Lorsque derrière le rideau
Comme une sirène près d’un lac étendue
La dame venant de loin
De jaune et de noir vêtue
Comme une guêpe presque nue
Posa le dard du désir
Et je n’ai pas compris ce que mon corps me voulait
Si près du grand oiseau
Lorsque derrière son bureau
La belle qui fait penser au biscuit, au lait matinal et à une fontaine sans fin
Me dit que l’avion ne partirait pas.
J’ai donc déposé ma valise ici à bel air
J’ai gravi les escaliers
J’étais sain et sauf
Adossé au mur des lectures
Je me suis dit
Je ne penserai pas à la belle de Doha
J’ai pour ce soir d’autres images
Vous le saviez
Le vin andin et le velouté étaient si bons
Et il neigeait mais pas dans mon cœur






lundi 13 décembre 2010

Séquelles du désamour ordinaire. Giulio-Enrico Pisani

Il y a quelques jours la Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek publiait ce texte de notre ami Giulio-Enrico Pisani :
Séquelles du désamour ordinaire
Anne Calife. Meurs la faim
Elles sont destructrices, ces séquelles, sont plus fréquentes qu’on ne le pense et – il n’y a pas vraiment de quoi pavoiser – pas toujours létales ; du moins pas ici. Mais Ici où ? Ici quoi ? Dans ce roman ? Est-ce seulement un roman, ce bouquin que m’ont envoyé les éditions «  The Menthol House  », ou bien une biographie, ou plutôt une autobiographie romancée ? Réponse de l’auteure dès la fin du livre : «  Maud et tous les personnages de ce roman ont existé, parlé, hurlé, crié. Ou n’ont rien dit (...) Rien n’est pire que le silence (...) Maud a guéri... en parlant  ». Ouf, il était temps. Mais la réponse d’Anne Calife tient-elle la route ? Comment savoir avec Anne Calife, cette virtuose de l’analyse psychologique romanesque, qui nous présente avec «  Meurs la faim  »(1) un nouvel échantillon d’un savoir-faire que j’avais déjà pu apprécier (et vous aussi peut-être) en lisant «  Et, le mail s’envole comme un oiseau  », son dernier roman ?(2)

Et c’est aussi en souvenir de cette pétillante, pétulante, brillante et prenante performance qui à l’époque me tint en haleine trois heures durant, que je surmontai mes idées reçues. Sur quoi ? Sur «  Meurs la faim  », bien sûr, ce titre sibyllin, mais évocateur de maints lieux communs... Il est vrai qu’on en a un peu ras le bol de ces sempiternelles masturbations pseudopsychologiques de prétendues écrivaines qui envahissent les étals des librairies avec leur bla-bla tour de taille, volume, minceur, sous- et surpoids, vergetures, cellulite, régimes, boulimie, anorexie et j’en passe. Alors, en attendant d’avoir mené à bien une autre critique de livre et trois présentations d’expos, je prêtai le bouquin à ma femme, qui m’aide plus qu’à son tour à comprendre la «  littérature  » dite féminine. Eh bien, c’est à croire qu’elle mourait de faim, tant elle l’a dévoré d‘une traite – en moins de deux heures – ce «  Meurs la faim  ». Généreuse, elle m’en a laissé un bon bout... le tout en fait, avec le sourire entendu de celle qui me connaît : «  Tu aimeras  ».
Bon, je m’y mets, pénètre en douceur dans une famille d’intellectuels libres-penseurs «  progressistes  » perclus de tradition républicaine. Un père «  Fachidiot  »(3) au pire sens du terme, mathématicien de haut vol et amateur de voile, une mère prof, plutôt littéraire, elle, mais aussi maman, ménagère, cuisinière résignée et enfin Maud, une petite fille frustrée de tout ce qui réjouit une gosse, mais à laquelle ne manque rien d’essentiel. Rien d’essentiel ? C’est à voir. L’affection, la tendresse, la couleur, les petites attentions, tout cela est-il négligeable ? Naît encore Isabelle, la petite soeur, dont Maud craint tout d’abord qu’elle lui volera une partie des miettes d’amour qui tombent quasiment par hasard ci et là de la table maternelle. Maud se trompe. Personnage secondaire du livre, Isabelle ne lui enlève rien et pourrait même – moins sensible qu’elle, tranquille et fidèle omniprésence – l’avoir inconsciemment soutenue dans sa traversée du désert de solitude, de blancheur, de silence et de leurs dou­loureuses conséquences.
Idem au collège : «  Dans la cour, je suis souvent seule  », écrit Anne Calife pour Maud et «  C’est fini la période où je m’entendais rire  ». Car outre le fait de se sentir mal-aimée par un père qui ne parle qu’à sa femme et pour qui les enfants (parce que filles ?) sont un corollaire socio-familial nécessaire, mais sans intérêt, Maud est éduquée et habillée autrement. C’est-à-dire fort modestement attifée par une mère aimante, mais faible et grippe-sou, car – étrange pour une prétendue féministe – dominée par un mari qui préfère dépenser dans la navigation de plaisance qu’en alimentation convenable et vêtements décents. Ainsi, d’isolation en rejet subis, de frustration en morosité, Maud en arrive à se détester. «  Je suis du vide avec de la peau autour  », s’écrie-t-elle, désespérée. Puis surviennent les premières règles, manifestations, qu’elle ressent comme sales, gluantes, perturbantes, d’une sexualité qu’elle refuse, tout comme elle se rejette elle-même. Elle se déteste de plus en plus, se réfugie dans la gourmandise, la gloutonnerie, la boulimie ; parfaitement lucide, elle s’abhorre. Autre variante de Dorian Gray : «  En face de la glace, la créature pleure maintenant. Elle a découvert à quel point on pouvait ne plus s’aimer  ».
Commence la descente aux enfers, indescriptible, ou, plutôt, brillamment décrite par l’auteure, guère néophyte, comme démontré dans «  Conte d’Asphalte  », cette étude es déchéance humaine. Photo souvenir : à Marseille, rue d’Aubagne, une jeune fille de bonne famille : «  Maud, regarde-toi, qu’est-ce que tu fais là, sur le trottoir, avec ces volatiles et ce clochard (qui cuve son vin) à côté de toi ? Oh, après tout il n’y a guère de différence entre lui et moi  ». Soit dit entre nous : en écrivant ces mots, l’auteure eut sans doute une pensée pour Marion.(4) Maud se résigne ; la descente se poursuit. Jusqu’où ? Tu parles d’une «  littérature  » dite féminine ! Bien sûr, si on y range Phèdre, La Dame aux camélias ou la Reine Margot, ces chef-d’oeuvres tragiques, d’accord. Mais on est à des lieues du roman rose genre Julia Quinn ou autres Elizabeth Hoyt.
Quant à l’histoire même de Maud, notre héroïne, il n’est pas question que je vous dévoile ici, amis lecteurs, la suite des évènements, péripéties et rebondissements qui vous attentent dans ce «  roman  ». Sans recourir à une véritable action, donc seulement par la magie des mots, du style, la fraîcheur de l’écriture et son rythme trépidant, Anne Calife nous décoiffe ; nous offre un véritable «  suspense  ». Et c’est après une brève entrée en matière tranquille, descriptive et faussement inoffensive, qu’elle nous entraîne en un crescendo dramatique infernal dans les tréfonds de l’âme d’une fillette puis jeune fille dont les vicissitudes et contradictions du corps et de l’esprit forment une trame digne des plus grand(e)s. Virginia Woolf et Amélie Nothomb n’ont qu’à bien se tenir ! Quant aux frères Goncourt, ils se retournent sans doute dans leur tombe de ne pas encore vu goncourabiliser Anne Calife.

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1) Anne Calife : «  Meurs la faim  » (réédition en version intégrale), éditions The Menthol house, 293 p., 19,- € en librarie
2) Présenté le 4.11.2008 dans ces colonnes. Outre Et, le mail s’envole comme un oiseau, (The Menthol house, 2008), Anne Calife, née en 1966 et vivant en Lorraine, a également publié Paul et le Chat, (Mercure de France, 2004), Conte d’asphalte (Albin Michel 2007), ainsi que, sous son véritable nom d’Anne Colmerauer, Meurs la faim (1ère édition, Gallimard, 1999) et La Déferlante, (Balland, 2003).
3) Fachidiot : Terme allemand intraduisible, qui signifie +/- «  spécialiste compétent, mais renfermé dans son domaine et ne s’intéressant pratiquement à rien d’autre  ».
4) Personnage de «  Conte d’Asphalte  »
Giulio-Enrico Pisani