Il y a quelques jours la Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek publiait ce texte de notre ami Giulio-Enrico Pisani :
Séquelles du désamour ordinaire
Anne Calife. Meurs la faim
Elles sont destructrices, ces séquelles, sont plus fréquentes qu’on ne le pense et – il n’y a pas vraiment de quoi pavoiser – pas toujours létales ; du moins pas ici. Mais Ici où ? Ici quoi ? Dans ce roman ? Est-ce seulement un roman, ce bouquin que m’ont envoyé les éditions « The Menthol House », ou bien une biographie, ou plutôt une autobiographie romancée ? Réponse de l’auteure dès la fin du livre : « Maud et tous les personnages de ce roman ont existé, parlé, hurlé, crié. Ou n’ont rien dit (...) Rien n’est pire que le silence (...) Maud a guéri... en parlant ». Ouf, il était temps. Mais la réponse d’Anne Calife tient-elle la route ? Comment savoir avec Anne Calife, cette virtuose de l’analyse psychologique romanesque, qui nous présente avec « Meurs la faim »(1) un nouvel échantillon d’un savoir-faire que j’avais déjà pu apprécier (et vous aussi peut-être) en lisant « Et, le mail s’envole comme un oiseau », son dernier roman ?(2)
Et c’est aussi en souvenir de cette pétillante, pétulante, brillante et prenante performance qui à l’époque me tint en haleine trois heures durant, que je surmontai mes idées reçues. Sur quoi ? Sur « Meurs la faim », bien sûr, ce titre sibyllin, mais évocateur de maints lieux communs... Il est vrai qu’on en a un peu ras le bol de ces sempiternelles masturbations pseudopsychologiques de prétendues écrivaines qui envahissent les étals des librairies avec leur bla-bla tour de taille, volume, minceur, sous- et surpoids, vergetures, cellulite, régimes, boulimie, anorexie et j’en passe. Alors, en attendant d’avoir mené à bien une autre critique de livre et trois présentations d’expos, je prêtai le bouquin à ma femme, qui m’aide plus qu’à son tour à comprendre la « littérature » dite féminine. Eh bien, c’est à croire qu’elle mourait de faim, tant elle l’a dévoré d‘une traite – en moins de deux heures – ce « Meurs la faim ». Généreuse, elle m’en a laissé un bon bout... le tout en fait, avec le sourire entendu de celle qui me connaît : « Tu aimeras ».
Bon, je m’y mets, pénètre en douceur dans une famille d’intellectuels libres-penseurs « progressistes » perclus de tradition républicaine. Un père « Fachidiot »(3) au pire sens du terme, mathématicien de haut vol et amateur de voile, une mère prof, plutôt littéraire, elle, mais aussi maman, ménagère, cuisinière résignée et enfin Maud, une petite fille frustrée de tout ce qui réjouit une gosse, mais à laquelle ne manque rien d’essentiel. Rien d’essentiel ? C’est à voir. L’affection, la tendresse, la couleur, les petites attentions, tout cela est-il négligeable ? Naît encore Isabelle, la petite soeur, dont Maud craint tout d’abord qu’elle lui volera une partie des miettes d’amour qui tombent quasiment par hasard ci et là de la table maternelle. Maud se trompe. Personnage secondaire du livre, Isabelle ne lui enlève rien et pourrait même – moins sensible qu’elle, tranquille et fidèle omniprésence – l’avoir inconsciemment soutenue dans sa traversée du désert de solitude, de blancheur, de silence et de leurs douloureuses conséquences.
Idem au collège : « Dans la cour, je suis souvent seule », écrit Anne Calife pour Maud et « C’est fini la période où je m’entendais rire ». Car outre le fait de se sentir mal-aimée par un père qui ne parle qu’à sa femme et pour qui les enfants (parce que filles ?) sont un corollaire socio-familial nécessaire, mais sans intérêt, Maud est éduquée et habillée autrement. C’est-à-dire fort modestement attifée par une mère aimante, mais faible et grippe-sou, car – étrange pour une prétendue féministe – dominée par un mari qui préfère dépenser dans la navigation de plaisance qu’en alimentation convenable et vêtements décents. Ainsi, d’isolation en rejet subis, de frustration en morosité, Maud en arrive à se détester. « Je suis du vide avec de la peau autour », s’écrie-t-elle, désespérée. Puis surviennent les premières règles, manifestations, qu’elle ressent comme sales, gluantes, perturbantes, d’une sexualité qu’elle refuse, tout comme elle se rejette elle-même. Elle se déteste de plus en plus, se réfugie dans la gourmandise, la gloutonnerie, la boulimie ; parfaitement lucide, elle s’abhorre. Autre variante de Dorian Gray : « En face de la glace, la créature pleure maintenant. Elle a découvert à quel point on pouvait ne plus s’aimer ».
Commence la descente aux enfers, indescriptible, ou, plutôt, brillamment décrite par l’auteure, guère néophyte, comme démontré dans « Conte d’Asphalte », cette étude es déchéance humaine. Photo souvenir : à Marseille, rue d’Aubagne, une jeune fille de bonne famille : « Maud, regarde-toi, qu’est-ce que tu fais là, sur le trottoir, avec ces volatiles et ce clochard (qui cuve son vin) à côté de toi ? Oh, après tout il n’y a guère de différence entre lui et moi ». Soit dit entre nous : en écrivant ces mots, l’auteure eut sans doute une pensée pour Marion.(4) Maud se résigne ; la descente se poursuit. Jusqu’où ? Tu parles d’une « littérature » dite féminine ! Bien sûr, si on y range Phèdre, La Dame aux camélias ou la Reine Margot, ces chef-d’oeuvres tragiques, d’accord. Mais on est à des lieues du roman rose genre Julia Quinn ou autres Elizabeth Hoyt.
Quant à l’histoire même de Maud, notre héroïne, il n’est pas question que je vous dévoile ici, amis lecteurs, la suite des évènements, péripéties et rebondissements qui vous attentent dans ce « roman ». Sans recourir à une véritable action, donc seulement par la magie des mots, du style, la fraîcheur de l’écriture et son rythme trépidant, Anne Calife nous décoiffe ; nous offre un véritable « suspense ». Et c’est après une brève entrée en matière tranquille, descriptive et faussement inoffensive, qu’elle nous entraîne en un crescendo dramatique infernal dans les tréfonds de l’âme d’une fillette puis jeune fille dont les vicissitudes et contradictions du corps et de l’esprit forment une trame digne des plus grand(e)s. Virginia Woolf et Amélie Nothomb n’ont qu’à bien se tenir ! Quant aux frères Goncourt, ils se retournent sans doute dans leur tombe de ne pas encore vu goncourabiliser Anne Calife.
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1) Anne Calife : « Meurs la faim » (réédition en version intégrale), éditions The Menthol house, 293 p., 19,- € en librarie
2) Présenté le 4.11.2008 dans ces colonnes. Outre Et, le mail s’envole comme un oiseau, (The Menthol house, 2008), Anne Calife, née en 1966 et vivant en Lorraine, a également publié Paul et le Chat, (Mercure de France, 2004), Conte d’asphalte (Albin Michel 2007), ainsi que, sous son véritable nom d’Anne Colmerauer, Meurs la faim (1ère édition, Gallimard, 1999) et La Déferlante, (Balland, 2003).
3) Fachidiot : Terme allemand intraduisible, qui signifie +/- « spécialiste compétent, mais renfermé dans son domaine et ne s’intéressant pratiquement à rien d’autre ».
4) Personnage de « Conte d’Asphalte »
Giulio-Enrico Pisani