Pisani par lui-même
Naissance, clandestinité et régularisation d’un luxembourgeois comme tant d’autres
RACONTER L’EUROPE
Un zeste de sang africain, un quart de gènes russes et trois quarts d'ancêtres ligures me destinaient-ils à naître au bord de l'Adriatique et à devenir luxembourgeois ? Rien n’arrive comme prévu. En cet an de disgrâce 1943 l'automne émilien n'avait pas renvoyé comme de coutume les Germains au¬-delà des Alpes. Cette fois, ils avaient laissé leurs Gretchen et leurs maillots de bain à la maison. Venus en uniforme, le portefeuille mince, ils se baignaient à poil malgré le vent déjà froid d'Illyrie, pire, s'incrustaient. Les indigènes, qui les prisaient d'ordinaire en tant que touristes, ne les aimaient guère, bien conscients qu'ils ne quitteraient plus Rimini, sinon manu militari, et s’y préparaient en cousant des drapeaux stripes and stars qui ne protégeraient personne des bombardements américains. J’eus paraît-il dû naître à Rimini, mais la guerre et mon grand-père maternel aux mystérieux contacts chez les alliés, firent obstacle à mon atterrissage adriatique.
- Alberto, Filez à Rome! Les cow-boys vont bombarder Rimini.
- Mais... Glory doit accoucher d'un moment à l'autre.
- Raison de plus! Sec. Que son beau-fils place la parturition de sa fille en balance avec celle d'une forteresse volante dut l’irriter. J'imagine pourtant son amour paternel l'amenant à allonger son vin, s'il parvint à raisonner cette tête de mule qu'était Père. Je ne connaîtrai jamais le détail de cette conversation. Comment la suivre à travers le liquide amniotique, le placenta et la paroi abdominale de Mère, qui, en attendant de me lâcher hurlant et gigotant sur le monde, m'en protégeait jalousement. Ce ne fut que bien plus tard qu'elle me rapporta par bribes l’affrontement qui fut à l'origine de la première de nos nombreuses errances... et peut-être aussi la cause première de mon destin de migrant!? Premier voyage en première classe, baigné, nourri, chauffé et dorloté en wagon intra-utérin grand luxe! Rimini fut bombardée le lendemain.
Je naquis donc à Rome le 11 novembre 1943 dans une pension - clinique de Diaconesses allemandes, via Farnese, où mes parents occupaient une chambre lavabo. Eh oui, le logement était rare dans la cité latine déclarée ville ouverte et explosant sous l'afflux de réfugiés, soldats déserteurs déguisés en civils, trafiquants, délateurs, professeurs d'anglais (déjà!), diplomates, transfuges, clandestins et aventuriers de tout poil.
La «Via Farnese» était, dans une Rome opportuniste, tolérante, mais pas vraiment sûre, un havre défiant les tourmentes fascisto-partisanes de cette guerre qui, après avoir fait rage ailleurs quatre années durant, venait affliger la population civile italienne. C'était une île, où de courageuses teutonnes, qui savaient ne pas sacrifier leur foi en l'homme sur l'autel du surhomme, offraient gîte et abri à des naufragés de toutes appartenances et confessions. Des juifs fuyant la terreur nazie, qui s'était mise à sévir en Italie dès son retournement politique, constituaient le gros du contingent. La plupart ignoraient encore leur propre tragédie. Les rares initiés se taisaient, confondant travail forcé pour les usines transalpines et déportation vers ces camps dont on savait encore peu. Les autres hôtes : anarchistes, humanistes, artistes, un communiste plus saint-simonien que marxiste, un autre qui haïssait Staline et quelques vieux fous inoffensifs que ce cocon providentiel abritait de la violence noire, des combines pourpres ou de la menace brune.
Grouillante de réfugiés, fuyards, espions, contre-espions, prélats de tous poils et nations, ainsi que "permissionnaires", Rome était fin 1943 un caravansérail fou, où l’on vivait au jour le jour de mystérieuses prébendes, de revenus douteux et de marché noir. En attendant des libérateurs qui tardaient à la libérer, on composait avec un occupant qui avait renoncé à la défendre. Les uns tournaient autour du pot, bombardaient Anzio et rasaient Monte Cassino, pour laisser le temps aux autres de reconvertir leur armée en entreprise de déménagement. Quelques obus frappèrent Trastevere, mais non les déménageurs transalpins, à qui une sorte de "gentleman's agreement" à la Pie XI concéda une demie trêve, le temps que Badoglio s'accordât avec Cosa Nostra et Washington.
La pension des Diaconisses était une vaste maison de maître aménagée pour recevoir une petite clinique, une vingtaine de chambres que les malades partageaient avec les convalescents qu'on n'avait pas le coeur d'éjecter et les réfugiés qu'on ne pouvait laisser dehors, une aile étant réservée aux soeurs. Pour la majorité des pensionnaires, la "clinique" fut un nuage. Tous ceux qui s'y réfugiaient, simples passants, princes "heureux" ou hirondelles mourantes, devaient y voir plutôt des limbes: un nuage, oui, mais de fumée d'opium, occultant, enveloppant et dissolvant peurs, souffrances et rancoeurs.
Je parcourus la première enfance en gambadant entre les bonnes soeurs et en faisant de tout pour les rendre folles. Quant à leurs protégés, quelque subliminal respect des grands malheurs dut me retenir de trop les tourmenter. Sûr, je ne comprenais encore aucun de ces tragiques destins : ni les angoisses de la dessinatrice Anna Trompeo, ni la tristesse shelleyenne du poète phtisique Reynhold, ni les grognements du vieux Malamé, fumeur à la chaîne, qui crachait un peu de ses poumons à chaque quinte de toux, ni la solitude du philosophe-poète Jankelovitz, qui dédicaçait ses poèmes à Mère, ni les discours d'Igor Markévitch qui passant en trombe voir son ami entre deux concerts et préparait déjà son célèbre essai sur le peuple italien, ni les contradictions du trotskiste Aaron Blum, qui disparut un jour et ne revint plus. Ces tourments individuels, que le nuage opiacé empêchait d'interagir et de former un typhon, cette migration in loco des individus ou de leur esprit, cette multiple tragédie donc, ne blessait guère mon innocence.
Ce ne sera que bien plus tard, la quarantaine sonnée, que les croquis de Reynhold et les vers de Jankelovitz jaunissant entre les paperasses de famille, le livre de Markévitch et une fleur sur la tombe de Schindler, m’ouvrirent les yeux sur le cauchemar que fut cette époque. Reynhold avait dessiné des têtes d'ange, parmi lesquelles je ne reconnaîtrai jamais celle du bébé que je fus. Les sonnets de Jankelovitz ne reflétaient que sa propre émotion. Indifférent ? Pas vraiment, car le feu de ces années là ne s'éteignit jamais. Faute de mes larmes pour noyer ses braises, il s'est conservé sous les cendres de l'ignorance béate où me maintint l'enfance : cercle protecteur hypocrite et bien-pensant destiné à me préserver de l'horreur en cultivant ma naïveté et en me dotant de cette froideur apparente que d'aucuns considèrent une force.
La connaissance tardive de la Shoa, du crépuscule des "dieux", des mensonges des triomphateurs de 39-42 et des autres, les vainqueurs de 45, ainsi que ma vie d'émigré de l'après-guerre, me montra le spectacle d'un immense gâchis. Comment trouver assez de larmes pour pleurer tout ça ? Bien des années plus tard j’appris à voir aussi les enfants, innombrables, qui continuent à jouer, pleurer, souffrir, voir mourir et mourir, leurs yeux immenses pleins d'étonnements douloureux et d'interrogations sans réponses, comme ces yeux censés être les miens, et qui me regardent depuis les croquis de Reynhold. Un enfant, je le resterai toute ma vie; car ce qu’étranger parmi des étrangers j’aurai vécu durant mes premières années dans cette oasis qui me permit d'y survivre indemne, sera peaufiné ou patiné, mais jamais vraiment recouvert par la sédimentation du temps.
Après que mon père, ex-fils à papa, docteur en droit sans autre pratique que les jeux d'intellect, Pétrarque, Dante et la dialectique catonienne, eût rejeté dédaigneusement tout conseil de postuler un emploi subalterne et décida de se lancer dans le "business", la débâcle devint inéluctable. Les poissons qu'il croyait prendre dans ses filets l'attiraient, eux, dans la nasse de sa propre naïveté. En vain Mère voulut travailler comme secrétaire ou traductrice, afin d'apporter quelques sous au ménage. Rien n'y fit. Le macho ne permettait pas que sa femme s'occupât d'autre chose que de tâches dites féminines. Il tolérait quelques leçons privées, chez nous, mais non qu'elle exerçât un métier à l'extérieur. Il emprunta aux parents, puis aux amis. Puis vint le jour où toute sa dialectique, la "faim" des "pauvres petits", les "haillons" dont se couvrait Jeanne et l'usure évidente de son costume n'extrairont plus aucun billet de la poche de personne. Fatal. Mère dut enfin admettre qu'il était fini, que son grand amour était fini, et que s'en était fait d'elle et des gosses, si elle n'entreprenait rien.
Lorsque le long train des Alpes - il mesurait près d'un kilomètre - quitta Chiasso pour pénétrer au Tessin, m’emportant avec Mère et Béatrice, ma petite sœur vers un avenir incertain, mourut un petit italien. Ressuscita-t-il au fil des années en tant que suisse, allemand, belge ou luxembourgeois ? Ou bien ne sera-t-il jamais qu'un pignon déraciné rebaptisé en pin du nord ? Qu’importe! Quelque soit leur origine, tous les conifères finissent par donner les mêmes cendres.
Au pays du Gruyère, Béatrice et moi découvrîmes être des Tchinkelis, et même notre impeccable "Grüetzi alle-mitte'nander" au bout d'un an de Schwitzerländli n'y changea rien. Tchinkeli équivaut à vaurien en Schwitzerdütsch, et désigne tout ce qui vient du sud des Alpes en quête de travail. Mère, prof de langues, se voyait par contre appelée "die Wichtigi", à cause de son allemand classique (Hochdeutsch), de ses hauts talons (hohe Stöckli) et de sa culture (hohe Bildung), toutes hauteurs peu appréciées dans la rurale Wülflingen. D’aucuns faisaient toutefois exception. Ces lecteurs de la Weltwoche, dont l’horizon ne se limitait pas au Rhin, au Jura et aux Alpes, considéraient la xénophobie de leurs concitoyens comme une plaie nationale qui obstruait l'avenir. Pour ces Bundesgenossen ouverts au monde, aider mère et transformer ses deux rejetons en petits suisses comme il faut était oeuvre bénie de Dieu. Leur générosité non dénuée de puéril calcul nous dispensa néanmoins cette chaleur qui nous permit de survivre entre les rapaces, les mesquins et les fonctionnaires de l'immigration qui nous pourchassaient.
Oui, car les Suisse était ouverte au travail des immigrés, mais non à leur progéniture. Aucun permis de séjour pour les enfants nés hors Suisse, avant immigration! Heureusement, les victimes de cette loi inhumaine pouvaient compter sur une population peu inféodée à Berne pour berner l'autorité. Mère dut travailler sans être déclarée; mais si l'un ou l'autre patron en profita pour la payer moins que d’autres enseignants ou traducteurs, personne, ni dans la police locale, la commune, le voisinage ou l'administration scolaire ne la dénonça jamais. Bien au contraire, ma sœur et moi fréquentions l'école communale et jouissions de l'aide et des services sociaux sans recours à une paperasserie impossible.
Quoi qu'il en soit, nous commencions à peine à nous habituer au nouveau milieu et à prendre notre parti des protections condescendantes et des persécutions hargneuses, que le destin nous propulsa plus au nord encore.
Ce fut Bruxelles. Et ce fut Luxembourg. Rentrée dans le giron du Marché Commun par la petite porte du Benelux, la petite famille italienne vit s'achever son exil suisse. Mais moi, depuis plusieurs décades "un lussemburghese come tanti altri" n'oublierai jamais ma parenthèse clandestine, et de vieilles blessures se rouvrent quand de nombreux drames "Schengen" viennent me rappeler la forteresse helvétique de mon enfance. Heureusement, il arrive que les hommes soient moins durs que les lois.
publié en ligne (www.hiware.be/apabel/raconter_europe/giuliopisani.pdf) et
Recueil collectif en version abrégée par APA.BEL en avril 2006 sous le titre : Luxembourg, 10.8.2002