- Hé bien, en un mot la raison qui vous empêchera de venir en Italie ?
questionna la duchesse en se levant pour prendre congé de nous.
- Mais, ma
chère amie, c'est que je serai mort depuis plusieurs mois. D'après les médecins
que j'ai consultés, à la fin de l'année le mal que j'ai, et qui peut du reste
m'emporter tout de suite, ne me laissera pas en tous les cas plus de trois ou
quatre mois à vivre, et encore c'est un grand maximum, répondit Swann en
souriant, tandis que le valet de pied ouvrait la porte vitrée du vestibule pour
laisser passer la duchesse.
- Qu'est-ce que vous me dites là ? s'écria la
duchesse en s'arrêtant une seconde dans sa marche vers la voiture et en levant
ses beaux yeux bleus et mélancoliques, mais pleins d'incertitude. Placée pour la
première fois de sa vie entre deux devoirs aussi différents que monter dans sa
voiture pour aller dîner en ville, et témoigner de la pitié à un homme qui va
mourir, elle ne voyait rien dans le code des convenances qui indiquât la
jurisprudence à suivre et, ne sachant auquel donner la préférence,
elle crut devoir faire semblant de ne pas croire que la seconde alternative eût
à se poser, de façon à obéir à la première qui demandait en ce moment moins
d'efforts, et pensa que la meilleure manière de résoudre le conflit était de le
nier. « Vous voulez plaisanter ? » dit-elle à Swann.
- Ce serait une
plaisanterie d'un goût charmant, répondit ironiquement Swann. Je ne sais pas
pourquoi je vous dis cela, je ne vous avais pas parlé de ma maladie jusqu'ici.
Mais comme vous me l'avez demandé et que maintenant je peux mourir d'un jour à
l'autre... Mais surtout je ne veux pas que vous vous retardiez, vous dînez en
ville, ajouta-t-il parce qu'il savait que, pour les autres, leurs propres
obligations mondaines priment la mort d'un ami, et qu'il se mettait à leur
place, grâce à sa politesse. Mais celle de la duchesse lui permettait aussi
d'apercevoir confusément que le dîner où elle allait devait moins compter pour
Swann que sa propre mort. Aussi, tout en continuant son chemin vers la voiture,
baissa-t-elle les épaules en disant: « Ne vous occupez pas de ce dîner. Il n'a
aucune importance ! » Mais ces mots mirent de mauvaise humeur le duc qui s'écria
: « Voyons, Oriane, ne restez pas à bavarder comme cela et à échanger vos
jérémiades avec Swann, vous savez bien pourtant que Mme de Saint Euverte tient
à ce qu'on se mette à table à huit heures tapant. Il faut savoir ce que vous
voulez, voilà bien cinq minutes que vos chevaux attendent. Je vous demande
pardon, Charles, dit-il en se tournant vers Swann, mais il est huit heures moins
dix. Oriane est toujours en retard, il nous faut plus de cinq minutes pour aller
chez la mère Saint-Euverte.»
Mme de Guermantes s'avança
décidément vers la voiture et redit un dernier adieu à Swann. « Vous
savez, nous reparlerons de cela, je ne crois pas un mot de ce que vous dites,
mais il faut en parler ensemble. On vous aura bêtement effrayé, venez déjeuner,
le jour que vous voudrez (pour Mme de Guermantes tout se résolvait toujours en
déjeuners), vous me direz votre jour et votre heure », et relevant sa jupe rouge
elle posa son pied sur le marchepied. Elle allait entrer en voiture, quand,
voyant ce pied, le duc s'écria d'une voix terrible : « Oriane, qu'est-ce que
vous alliez faire, malheureuse. Vous avez gardé vos souliers noirs ! Avec une
toilette rouge ! Remontez vite mettre vos souliers rouges, ou bien, dit-il au
valet de pied, dites tout de suite à la femme de chambre de Mme la duchesse de
descendre des souliers rouges ».
1 commentaire:
Oui, une très belle approche des comportements humains.
Quand vivre et mourir sont devenus, dans un monde déshumanisé, de simples faits qui n’ont aucune importance devant l’attachement qu’on voue à une paire de souliers rouges !
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