lundi 26 avril 2010

Question de Kif




Extrait d’une communication présentée lors du colloque annuel de La Faculté des Lettres de La Manouba. Ce texte paraîtra dans les actes.


Evoquant le « Kif », Albert Memmi écrit : « Le Kif est un état de l’âme. Une chaise à l’ombre, à la fin de la sieste, où la chaleur imperceptiblement se transforme en fraîcheur ; au crépuscule où lentement les couleurs se changent en nuit. Ce vieil homme assis sur la terrasse blanche du café du Phare devant la mer immense, que je retrouvai à la même place, le soir : se réjouissait-il de l’infini ou était-il au-delà des plaisirs ? Le kif est-il cet au-delà ? »[1].
Le Kif est un état d’impassibilité à cela qui agite le monde doublé d’une sensibilité aiguisée pour les menus plaisirs : le café, le verre de Boukha, le chant d’un oiseau, une rose, un bouquet de jasmin. Rhétoriquement, on peut avancer que le kif est une désaffection pour l’hyperbole et une affiliation à l’euphémisme. Ce n’est pas le farniente mais le farniente est une de ses conditions. Généralement le kif exige la solitude. On pourrait peut-être le rapprocher de l’ataraxie épicurienne. Notons que la première source du « kif », c’est le cannabis, le kif, ou alors tout ce qui peut se substituer à lui, et créer la même léthargie qu’il donne. Le verbe familier « kiffer » signifiant « apprécier », goûter au plaisir de quelque chose est très proche du sens que lui donne Albert Memmi. La section Kif du recueil égrène tour à tour les menus plaisirs du kif : le « hachich », « un œillet sur l’oreille », le luth, la sieste, le café, les baignades à Dermech. Le Kif, c’est l’ivresse trouvée par tous les moyens, c’est le sens dans un monde insensé. Il rappelle en cela l’ouvrage de Philip Delerme, La Première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules. Il serait également à rapprocher de ce que Nicolas Bouvier appelle dans son irrésistible Usage du monde « plaisirs modiques ». Evoquant son compagnon Thierry Vernet, il note : « Il profitait de la moindre grippe pour faire peau neuve, se remettait rapidement et menait sa convalescence à coups de plaisirs modiques et bien dosés : un verre de thé sous les peupliers, une promenade de cinquante mètres, une noix, penser dix minutes à la ville de Stamboul ou encore, lire de vieux numéros de Confidences, prêtés par une de mes élèves, et qui lui valaient bien des satisfactions. Le “Courrier du cœur” surtout. Il y avait des perles signées « Juliette éplorée (Haute-Saône) ” ou “ Jean-Louis surpris (Indre) ”… “Je ne l’ai pourtant pratiquement jamais trompée, exception faite d’aventures de voyage qui ne m’ont presque rien coûté… ”»[2] . Le kif est moins anodin qu’il n’y paraît qui repose sur une autre sémiologie du monde donnant accès au sacré. Ce sacré qu’un rien, par exemple une amande, suffit à exprimer.
[1] Le Mirliton du Ciel, pp. 36-37.
[2] Nicolas Bouvier : L’Usage du monde. p. 205. in Œuvres. Quarto Gallimard. 2004.

lundi 19 avril 2010

Michel Collot

Portrait. Peinture romaine. Musée municipal de Sfax.
L’incontournable peinture dans Chaosmos de Michel Collot

Chaosmos est d’abord le recueil des choses pactisant avec leur négation. Il ne s’agit pas pour le poète d’apparier des réalités dichotomiques mais de transcender ces dichotomies dans une perspective que je qualifierais de moniste, une perspective qui verrait dans le flux et le reflux, dans l’affirmation et la négation un même mouvement. Chaosmos est le recueil de l’osmose entre le chaos et le monde ; entre la forme et sa destruction. Pourtant, la figure qui rendrait le mieux compte de l’œuvre de Michel Collot, n’est pas le zeugme et encore moins l’oxymore sans doute parce que dans cet univers poétique, les dichotomies ne sont pas ressenties comme telles. Comme dans l’œuvre de Caspar David Frederich, on voit ici cette parenté, cette contiguïté entre cime et abîme : « l’espace de la passion n’a rien d’un paysage. Tout entier vertical, dépourvu d’horizon, fracture, il est l’abîme et simultanément la cime, où culmine, en un surplomb brutal, le visage de l’autre. »
L’expression lexicale de cette parenté serait la fréquence du recours aux affixes privatifs « dé », « dis » dans les paires du type joint/disjoint ; nouer/dénouer ; faire/défaire ; apparaître/disparaître… Si de tels antonymes sont fréquents dans l’œuvre, c’est sans doute parce que la forme négative conserve en elle-même sa négation, l’affirmation. Tout semble indiquer que chez Michel Collot les dichotomies doivent demeurer irrésolues. Par exemple, faire / défaire ne sont pas des antonymes, mais deux corollaires. Tout ce qui se fait se défait ; dit autrement cela donnerait des truismes comme : vivre, c’est aussi mourir. Le phénomène – tout phénomène - est toujours pris dans le battement apparition / disparition dans une perspective qui insinue que l’être et le néant sont les deux volets d’une même réalité. C’est ce que suggère le poème « Sounion », poème soucieux d’établir un « trait d’union entre terre et ciel, équilibre entre élan et forme, vide et plein ». La suite du poème ne fait que corroborer ce souci. Au mot-valise du titre, le recueil cherche à faire correspondre une réalité-valise.
Le poète se maintient dans ce point qui est à la fois paroxysme, oxymore et paradoxe. Tout cela que Michel Deguy proposait d’appeler « paradoxymore » c’est-à-dire le paradoxe de l’oxymore inscrit dans l’unité et dans la durée que semble lui conférer le mot-valise. Il faut que l’acmé soit bien plus qu’un frêle instant dans la prise de parole ; il faut que la cime ne soit pas que le prélude du précipice. En un mot, il convient que l’éphémère perdure et que le néant soit habitable.
On est en droit de s’interroger sur la nature de ce principe qui fait que tout se mue en sa négation. Métamorphose dont on voit le résultat dans maintes occurrences. C’est « le bâtisseur [qui] convertit la force en douceur » ou : « le silence [qui] s’arrondit en milliers d’échos ». La réponse est susurrée par le poème de la page 88 : « Matière, lumière, que tout oppose : les unir, en s’enfonçant dans l’épaisseur pour en exprimer une clarté nouvelle, qui ne relève plus de l’idéalité, mais sourdement émane du plus obscur de l’être : des tâtonnements aveugles du geste, de la nuit de la chair, du cœur dense et ténébreux de la substance ». La suite du texte évoque l’expérience picturale comme puisant dans la contradiction. Voici le travail du peintre résumé par Collot : « Animer et différencier la matière pour l’arracher à l’inertie, la disposer à rayonner. Rendre visible la lumière, en la privant de sa transparence, pour lui donner une consistance ».
L’œuvre de Michel Collot semble vouloir signifier la synonymie des antonymes. Pour cela, le poète semble procéder à une relecture du monde, beaucoup plus à la manière de Jules Supervielle qu’à celle de Victor Hugo. Je pense à Supervielle surtout pour la place qu’occupent les nuages chez les deux poètes. Chez Michel Collot, les nuages sont une jonction entre dynamique et statique : « un nuage immobile s’étire, change insensiblement de forme. Les cimes dardent leurs glaciers, irradiés de lumière, crevassés d’ombres violentes. L’immuable et l’éphémère, le tendre et le cruel un instant s’équilibrent. Boucliers suspendus dans la paix de l’azur ». Il semble le mouvement qui remporte le plus l’adhésion du poète soit celui qui relève d’un changement de point de vue du sujet que d’un déplacement de l’objet observé. Dit autrement, il semble que le mouvement par excellence soit dans l’évolution de notre perception. Cela fait penser à l’anamorphose. Le monde est une anamorphose. Il y a partout un crâne caché, l’ombre de la mort. « Les Ambassadeurs » de Holbein représente bien plus que le portait de deux ambassadeurs ; c’est l’image du monde, son paysage.
La peinture est tout à la fois la clé et l’énigme de l’œuvre de Michel Collot tant il est difficile de savoir si, décrivant un spectacle- le poète évoque un paysage ou une représentation du paysage. Il serait trop facile d’attribuer cela au goût du poète pour le pictural et à sa prédilection pour l’image.
Michel Collot aime à diffracter les images, à créer des échos, à multiplier les reflets. Dans cette entreprise, le pictural est le meilleur biais par lequel se dit le poétique. On peut même avancer que tout concourt ici à suggérer l’idée que le pictural est une image du poétique. Sans doute parce que la figure ne peut être saisie que figuralement ou mieux encore par des figures, par des représentations, par la peinture. Le pictural n’est ni le reflet du monde, ni sa doublure, ni son pendant. Il est mode de lecture du réel, un des modes sous lesquels le poétique se donne à voir. Sans le biais du pictural, le monde ne se caractériserait pas par ce renouvellement permanent qu’on lui voit sous la plume de Michel Collot.

lundi 12 avril 2010

Article de Béatrice Libert


« Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête », Jalel El Gharbi, Editions du Cygne, 2010.
Article de Béatrice Libert, Liège, le 10 avril 2010.

Quel livre édifions-nous lorsque mot à mot nous écrivons fragments sur fragments, dans la solitude de la chambre, sous la lampe silencieuse? Quel livre Jalel El Gharbi a-t-il constitué dans sa retraite tunisienne ? D’une insaisissable beauté, il subjugue, fascine, ennoblit.
En voici l’incipit : « Dieu qui mettez le poète sur le chemin de l’amour ». Avec lui, un ton nous est donné, ainsi que quatre mots clefs propres à la démarche de ce fin lettré universitaire. Il y a le mot « Dieu », témoin de la part sacrée présente en chaque être, plus vive, plus exacerbée, semble-t-il, chez l’artiste. Et le poète écrit comme il prie. Il y a le mot « poète », cet orfèvre de la parole, arpenteur de tous les possibles. Et l’auteur en a fait la quête de sa vie intellectuelle. Il y a « chemin », aller, retour, croisement, carrefour, échange, voie vers l’ineffable, quête infinie du poème. Et Jalel est un grand voyageur. Enfin, il y a « l’amour ». Et « Peut-on aimer hors de l’enceinte du poème et de l’attente ? »
Vers fondateur, posé au seuil du livre, avec la volonté de marquer un territoire poétique, de l’orienter, de mettre sur orbite, le poète, le poème et le lecteur. Et sitôt la balise arrêtée, voici que le poète veut déjà la déplacer, rêvant de la métamorphoser. Le poème est un être vivant.
Y a-t-il sur ce rocher érigé par les aigles
De quoi tromper l’étendue et ses faims
Rapiécer ses questions
Et connaître l’objet de son amour
Y a-t-il sur ce rocher qui convertit
La profondeur en vertige
Cette vérité enfermée dans un livre
Que personne n’a encore lu (…)
A l’écoute du vieux maître soufi, le lecteur essaie toutes les passes, celles où rayonnent le sens et le souffle. Et il se sent partout chez lui. Bien dans ces mots comme dans ces silences, bien dans ces reprises comme dans ces questions, bien dans ces évocations millénaires ou ces instants glanés hier. Jamais abstraite, la poésie d’El Gharbi ouvre sur la beauté absolue, celle de l’être habité par l’Esprit, chercheur d’âmes comme on était jadis, en d’autres lieux, chercheur d’or.
Etre la paume ne demandant rien au fruit
Ou le fruit n’espérant rien de la main
La soif ne voulant pas vider sa source
Ou la source désespérant de la soif (…)
Revisitant l’abécédaire du vieux maître soufi, il nous offre un éloge magnifique et mesuré, charnel et spirituel, des lettres dont il réinvente l’alif et le bê, le jim et le dal, le hê et le wê... On écoute le grammairien, on boit ses paroles ; sa sagesse entre en nous, avec l’empathie du poète pour tout le genre humain et sa profusion de livres. Poésie pacifiante !
Puis, le voyageur nous guide à travers le labyrinthe fécondant de l’art, de Delft à Luxembourg, de Bruges aux berges du Danube, de Renoir à Bach, de Sousse à Guermantes. D’un détail entrevu, il sait transmettre la ferveur, tirant leçon de toute chose, martelant son credo personnel, cette utopie pour laquelle il œuvre et qu’il nomme Orcident.
Au lecteur de nouer, selon les inflexions de sa vie, les fils tissés dans ces pages dont la forme est lente et épurée, nourrie et évocatrice. Le poème devient alors cette lampe tournant son visage vers notre nuit intérieure pour en éclairer les plis, replis, méandres. Et l’on s’imprègne à nouveau du rythme envoûtant et des images justes. Le Grammairien ne l’avait-il pas conseillé : « Lis… »
Rares sont les recueils comme celui-ci, profond, intense, intemporel. Voilà pourquoi l’on n’hésite pas à prolonger le charme de cette langue unique et belle… Un enchantement.

dimanche 11 avril 2010

De la passion


Balcon de Juliette à Vérone

De la passion.
Nous sommes incorrigibles. Et l’amour nous fait marcher, dans tous les sens du mot. Il nous induit en erreur.
Douces erreurs !
Il suffit d’un profil, d’une image, d’une photo, d’un visage et c’est l’allégorie du Tout, le sentiment d’avoir retrouvé « la primitive unité de l’être ».
L’amour : une figure prête son nom à l’absolu.
Face au renouvellement danaïdien du désir, les traités sur l’amour ne servent à rien. Nous sommes portés à la récidive malgré l’hypocrisie du désir qui nous dicte la proximité avec qui nous aimons et se ne s’épanouit que dans la distance. Une distance qui dictait aux poètes ‘Udhrites de cheminer jusqu’à ce que mort s’en suive. Le désert auquel ils aboutissaient était lui aussi allégorique : l’étendue sans fin, le pays de la soif.
Cela ne sert à rien de se demander pourquoi l’on cède aux tourments de l’amour, de se demander pourquoi l’on cède aux illusions de l’affect. C’est Tristan et Iseult condamnés à s’aimer. Il y a du tragique dans toute histoire d’amour. Le fatum s’en mêle ou le mektoub.
L’amour : beau détour pour dire l’abominable distance qui nous sépare de la plénitude d’être.
Grâce à lui on éprouve le sentiment d’avoir réalisé ce que Platon appelle dans Le Banquet « la primitive unité de l’être ». La force de l’amour réside en ceci qu’il réalise la synonymie entre les deux termes de la dualité heideggérienne : l’être et de l’étant.
La passion mobilise toutes les ressources de la rhétorique, confond les figures les plus opposées. L’hyperbole est un euphémisme. « C’est si peu dire que je t’aime » (Aragon, le Medjnoun d’Elsa)
C’est en vain que j’ai lu Ibn Hazm ou Shopenhauer.
Pourtant l’amour confine au silence, donne vue sur les contrées de l’inénarrable. La leçon qui nous vient de Qais, dit le Medjnoun (le fou), rêvant de ce que Char appellera « le désir demeuré désir » et que Rilke qualifiera d’intransitif, est que l’amour mène dans les contrées de l’illisible, de l’indicible. Qais a fini dans le désert écrivant dans une langue inconnue des textes illisibles.
Comme toutes les expériences capitales de la naissance à la mort en passant par la douleur et le plaisir, l’amour est aussi indicible. C’est sans doute pourquoi les passions des autres ne nous sont pas compréhensibles.
Parce qu’ayant trait au silence, l’amour incite à écrire, à crier sur les toits le nom de celle (celui) qu’on aime sans doute parce que « tout » et « rien », « dire » et « se taire » sont contigus.

samedi 3 avril 2010

ربيع الحب ادريس جمّاع Un poète du Soudan


ربيع الحب..


..فى ربيع الحب كنا نتساقى ونغنى
نتناجى ونناجى الطير من غصن
لغصن
ثم ضاع الأمس منى
وانطوى بالقلب حسرة.


.اننا طيفان فى حلم سماوى سرينا
واعتصرنا نشوة العمر ولكن ما ارتوينا
انه الحب فلا تسأل ولا تعتب علينا
كانت الجنة مأوانا فضاعت من يدينا
ثم ضاع الامس منى
وانطوى بالقلب حسرة



..أطلقت روحى من الأشجان ما كان سجينا
أنا ذوبت فؤادى لك لحنا وأنينا
فارحم العود اذا غنوا به لحنا حزينا
ثم ضاع الامس منى
وانطوى بالقلب حسرة


..ليس لى غير إبتساماتك من زاد وخمر
بسمة منك تشع النور فى ظلمات دهرى
وتعيد الماء والأزهار فى صحراء عمرى
ثم ضاع الامس منى
وانطوى بالقلب حسرة



Idriss Jamma’ (1922-1980) né à Khartoum, il fit ses études en Egypte et travailla dans l’enseignement au Soudan. Il est auteur d’un seul recueil « Instants restants » (non traduit). Amoureux éconduit, il sombra dans la folie. Sa poésie est d’une grande délicatesse. Il y chante l’amour du Nil et les torrents de l’amour. Poète méconnu bien que Sayyed Khalifa, le chanteur soudanais fit connaître un de ses poèmes, il est à découvrir. Voici ma traduction d'un de ses poèmes.

Au printemps de l’amour
Nous nous abreuvions l’un l’autre et nous chantions
Nous nous invoquions et invoquions l’oiseau, allant de branche en branche
Puis j’ai perdu le passé
Il s’est replié dans mon cœur peiné

Ombres dans un rêve céleste, nous avons cheminé matinalement
Nous avons extrait l’extase de la vie sans jamais nous en rassasier
C’était l’amour. Ce n’est donc pas la peine de poser des questions ou de faire des reproches
Le paradis fut notre abri et nous l’avons perdu
Il s’est replié dans mon cœur peiné

Mon âme a libéré les tourments qui étaient captifs
J’ai versé mon cœur dans un chant et dans mes plaintes
Plains donc le luth reprenant un chant mélancolique
Puis j’ai perdu le passé
Il s’est replié dans mon cœur peiné


Pour toute provision et pour tout vin je n’ai que ton sourire
Un sourire de toi suffit pour illuminer les ténèbres de mon âge
Pour rendre au désert de ma vie son eau et ses fleurs
Puis j’ai perdu le passé
Il s’est replié dans mon cœur peiné


mercredi 31 mars 2010

Armen Tarpinian


Ecrits le lendemain de la guerre, ces poèmes disent que la ruine du monde est d’abord celle de l’être. Et les constats du poète sont souvent amers : « La préhistoire nous avait légué sa terreur. » La figure biblique la mieux habilitée à dire notre monde serait Job. Chez Armen Tarpinian, tout part de la similarité entre cheminement et quête intérieure : « Le porteur de promesses/ Ne peut vivre qu’en nous ».
Nous sommes dépositaires de cela qui fait que le monde est chose immonde. Pourtant l’univers du poète est assujetti à une force majeure : l’amour. Force majeure, dis-je, d’abord par son pouvoir imageant : « Car j’aime et c’est assez pour que le jour se lève/Mes poings jaillissent/ De la colère apaisée du roc/Et irriguent la terre d’un sang neuf ». Ce que l’on voit ici, c’est l’accointance entre le corps et le monde. Un presque rien laisse permet de tout espérer :
« La rose jamais née attend /Dans les glaciers »
La rose ressemble à s’y méprendre à « L’amour qui brillait innocent/ Sous les veines de la cendre, » Il en résulte que le lyrisme n’est pas l’expression d’un émoi personnel mais plutôt le chant du monde ou encore : la voix de l’équilibre entre le sujet et le monde.
Je reviendrai sur ce recueil qui couvre cinquante ans de création poétique saluée par René Char et par Gaston Bachelard dont on trouvera en annexe deux lettres .
A lire
Armen Tarpinian : Le Chant et l’ombre. Poèmes (1945-2005). Editions La Part Commune.

dimanche 28 mars 2010

Riches Heures

J’ai enfin pu lire le livre de l’écrivain suisse Jean-Louis Kuffer (dans mes liens). Riches Heures est la moisson de cinq années d’écriture. Voici un extrait irrésistible :
Munch
L’affaire est grave : il n’y a pas un seul sourire chez Munch. Cependant une grande poésie de la douleur, une profonde mélancolie et délectation, tout le bonheur atroce de la beauté qui se connaît, je t’aime je te tue, tu m’es désir mortel, et partout cet Œil à la paupière arrachée – je n’ose même pas dormir.
Sa chair blessée n’est pas que d’un puritain misogyne (rien chez lui des ricanements gris et des verts vengeurs de Vallotton), mais c’est la triste chair du triste ciel métaphysique, c’est la chair dorée et mortelle de la Madone vampire, c’est l’incroyable rencontre d’un limpide azur dans l’univers noir et la catin rousse aux yeux verts, c’est la luxure et la mort exilant Béatrice et Laure – à l’asile, probablement.
Ce qui est certain, c’est qu’on en sait désormais un peu plus sur les pouvoirs émotionnels d’un certain blanc et d’un certain rose, le drame muet se joue sur fond vert naturellement apparié au noir cérémonial, mais les couleurs ne sont jamais attendues ni classables, chaque cri retentit avec la sienne et tous sont seuls dans la nature splendide.
Jean-Louis Kuffer : Riches Heures (Blog-Notes 2005-2006) L’Age d’Homme. 2009

mercredi 24 mars 2010

Réactions du poète Gaspard Hons à ma lecture


Je reçois à l'instant cette réaction de Gaspard Hons à mon article "Le surnom de la rose" mis en ligne le 21 mars. Merci, cher Gaspard, pour cette exceptionnelle qualité d'écoute, dont j'ai envie de dire qu'elle est un des paronymes de la fraternité.


La rose, une confidente de nature lumineuse est transcendentale : là sont les mots notés sur la première page d’un petit carnet gris toilé. Ensuite d’autres mots, des notations , des presque poèmes, des pensées souvent banales, des éclairs. Une matière première, brute. Mon terreau ! Le terreau de celui qui n’est rien, qui s’échappe. Il, celui-là, éprouve quelque chose, mais ne sait quoi.

Longtemps j’ai vécu et vis toujours en éprouvant, en traversant.

L’article de Jalel El Gharbi se pose et m’éveille, il me donne l’image de quelqu’un qui se découvre tout en continuant à éprouver, mais quoi. Au fil des ans, divers carnets se sont succédé, trois, dont roses improbables, roses incréées et roses imbrûlées. La même quête, le même désir de voir fleurir des roses effacées. Lire dans un même espace visible et invisible ; comme écrit Jalel ajointer ces deux états (mais sont-ce des états ?). Le connaissable et l’inconnaissable, les deux étrangers l’un à l’autre. L’objet de mes pensées est là et là il est absent. J’en prends me semble-t-il conscience, ou non conscience. Je m’inscris dans ce qu’écrit ce lecteur qui me découvre, dans ce synonyme possible de la vacuité : la nudité ? L’absence serait le réel moins le visible.

Il y a de l’émerveillement et des éblouissements dans ma relation avec ces roses qui sont tout en n’existant pas, qui après un voyage, non linéaire, mais sphérique se donnent fruit, lieu de germination. Mes roses me pensent sans exister bien que mon regard imparfait en fasse des objets ; objets mais non concepts. Cela est-il de l’ordre de la connaissance ?

On est maladroit de vouloir réduire cette distance qui nous sépare de l’autre nous, se trouvant pourtant à distance minime, sinon symbolique .

La rose réside-t-elle où ignorance et connaissance se valent. Mais en quel domaine, celui que nous pouvons tout juste éprouver…



Gaspard Hons
Nuit du 23 au 24 mars 2010

mardi 23 mars 2010

En lisant René Welter

Pierre Soulages
En lisant René Welter
Imaginons ceci : une musique sans appoggiatures , une peinture faite de prédelles et une voix jouxtant le silence. Cela donne à peu près une image de la poésie de René Welter. Chez lui, Le beau ne relève donc pas de l’ajout fait à la nature mais il est plutôt le fruit d’une soustraction. C’est une poésie qui semble exiger une grande part de blanc, un pan de silence. Tout se passe comme si le poète misait sur l’illisible. Le poème est comme le vide indispensable à l’écho.
Naguère je rattachai la poésie de Laurent Fels , qui est dans la même veine que celle de René Welter, à l’univers cistercien. Je reprends aujourd’hui ce rapprochement en précisant que l’écriture de Welter est drue – je pense à Paul Celan, affûtée comme l’est la poésie de Charles Juliet. C’est la poésie d’un homme qui semble marqué par la distance et toutes les questions ontologiques dont résulte cette intranquillité de l’être qui se lit partout chez lui :
des pierres dressées
sur les dormeurs

sans visage
une allée
de platanes
au bout
du glacis
une rose
sans nom
dépose
pour la flamme
et le charbon

René Welter : Feuillets de plomb. Collection G.R.A.P.H.I.T.I éditions PHI Luxembourg 2009

dimanche 21 mars 2010

Le surnom de la rose.

Jan Davidsz De Heem, oeuvre dite Nature morte à la rose.
Gaspard Hons,
Roses improbables
.
Ce recueil tout récent de Gaspard Hons, prix Robert Goffin 2008, est porteur d’une interrogation, la même : comment se fait-il que ce qui fait phénomène – une rose par exemple – puisse être tout à la fois indice de présence et de vacuité. Et l’on peut décliner la question à l’envi. J’essaie même d’en donner une déclinaison calligraphique : le plein exprimant le délié. Cette proximité entre l’être et le néant n’a pas d’explication autre que la rémanence du signe « même effacées les roses continuent à fleurir. » Dès lors la vacuité aurait comme synonyme possible : la nudité. L’absence serait alors le réel moins le visible. Et le poète est lecteur de l’illisible dans un monde riche en métempsycoses, en métamorphoses qui se liguent toutes pour dire l’unité du monde. La question n’est pas tant de savoir ce qu’il faut chercher que de saisir les motivations même de la quête. La question se pose parce que nous sommes dans un monde régi par un impératif oxymorique : connaître l’inconnaissable ; en avoir un « avant-goût » : « Le goût d’une pensée effacée / est un avant-goût de la réalité ultime ». Qu’on ne s’y trompe pas : il y a loin entre goût et avant-goût. Le premier est appréciation sensorielle que peut même surdéterminer un coefficient sensuel ; le second n’est en rien sensoriel. Il est de l’ordre de la connaissance. L’avant-goût est toujours porté vers l’avenir. Il prend appui sur le vécu, le connu pour scruter l’inconnu. La seule aspiration légitime du poète : être voyant, non pas dans les conditions que décrit Rimbaud dans sa lettre à Paul Demeny mais plutôt comme l’écrirait un mystique capable d’ajointer visible et invisible, connaissable et inconnaissable ; d’en transcender les dichotomies pour aboutir à une poésie entendue comme mode de connaissance :
« j’entends une musique absente comme je vois / une rose qui n’existe pas »
Cela est rendu possible par le pouvoir de la pensée. Le monde est tributaire de nos pensées ; il en est même le fruit. Dès lors que de sources d’émerveillement. Cà et là ce ne sont que « pluie de roses » , « un éclair sans nom » et même une rose « qui a perdu son nom ».
Elles se mettent en péril les roses pour dire les différences essentielles ; celle qui sépare être et exister, la pensée de son objet et le sujet pensant du monde.
Il y a chez Gaspard Hons, grand lecteur de Paul Celan, comme une « parole [jamais ] en défaut.
Gaspard Hons : Roses improbables Le Taillis Pré 2009.

mercredi 17 mars 2010

Notes sur un recueil de Claude Michel Cluny



Cluny : le même visage
L’Autre visage de Claude Michel Cluny est une œuvre tout à la fois exaltée et inquiète. Elle exulte à répéter que l’être ressemble toujours à lui-même autant qu’il se nourrit de cette altération que le temps inflige à l’étant. Il y a cependant un espace où les dichotomies se résorbent en harmonie, où l’inquiétante étrangeté se trouve transcendée en contemplation, en délectation du beau. Le beau interpelle non pas en tant que réalité morphologique, mais en tant que poïen, en tant que faire poétique, artistique. Il faut que tout soit allégorisée : « Prête-moi ton visage, disent le maître au disciple, le peintre à son modèle, la mort au vivant, le jour à la nuit, le père à l’enfant, les dieux à la beauté, l’art à l’imprévu, l’eau à la soif, la mémoire à l’heure enfouie… » écrit Claude Michel Cluny.
Le beau est donc totalitaire, despotique, qui mobilise toutes les tendances de l’être. Il suffit que l’autre passe (comme chez Baudelaire, comme chez Nerval, comme chez Emile Nelligan, comme chez Antoine Pol…) et le « mal » est fait. Le passage de la beauté est diabolique, il est révélation du passage (celui du temps) et avant-goût de l’enfer. « Loin de toi, ma vie… » dit je ne sais plus quelle ritournelle, où la distance est avant tout distance avec ce que nous fûmes, avec ce que nous sommes.
Un jour, alors que je m’apprêtais à aller voir Cluny chez lui, cette jeune fille en fleurs se faisait photographier et tout Paris retint son souffle…
Pourtant, il faut se fier à la leçon du poète : il ne faut pas se retourner, suivre l’injonction faite à Orphée. Il convient de passer son chemin ou de cheminer, si possible. Il ne faut surtout pas s’arrêter face à « l’indéchiffrable profil ». Indéchiffrable peut-être parce qu’il vient d’une autre chronologie, d’une temporalité autre :
« Te savais-tu sans retour
avant même d’être parti ?
Les horloges disposent
d’un autre temps que le nôtre »
Il y a dans ce renoncement une possibilité offerte de possession. Ce n’est pas de mystique qu’il s’agit. Alain Bosquet en fit l’erreur en 1972 en soutenant le caractère mystique de l’œuvre de Cluny (il n’y renonça qu’après 1989). Ce n’est pas de mystique qu’il s’agit mais de ce canon poétique essentiel : le paradoxe.
L’Autre visage est un recueil qui interroge la rémanence et qui la situe du côté du style : « l’art survit seul à sa vérité : le style ». La sentence de Claude Michel Cluny rappelle la fameuse expression du Temps retrouvé de Proust « les anneaux nécessaires d’un beau style ». Le recueil se laisse lire comme une réflexion sur le signe et sa rémanence. Ce qui induit qu’il se nourrit d’une conscience de finitude. A lire.
Claude Michel Cluny : L’Autre visage. Editions de la Différence. 2004
Claude Michel Cluny : des figures et des masques essai de Jalel El Gharbi suivi de textes de Cluny issus d’entretiens. Editions de la Différence, 2005.

mardi 9 mars 2010

Alpes du Sud d'Alain Freixe


Alain Freixe ( né en 1946) est poète, critique littéraire et professeur de Lettres. Il vit à Nice. Il est publié surtout aux éditions l’Amourier ( Avant la nuit ; Comme des pas qui s’éloignent…) On peut lire ses critiques sur son excellent blog (dans mes liens).
Voici un extrait d’une plaquette intitulée « Entre pierres et lumière » qu’il a publiée en 2000
Alpes du Sud
A demeure
En l’été

les pierres de montagne

quand le ciel les affûte
sont lames
où se déchire la lumière.

Et ce sont ses lambeaux
qui pendent
aux mains écaillées des orages
doublures tremblantes
d’un bleu qui s’obstine.

mercredi 3 mars 2010

Ce qu'en pense Pier Paolo


Je reçois à l’instant cette lecture que Pier Paolo a bien voulu consacrer à mon recueil « Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête», qu’il en soit remercié :


Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête
A travers son dernier recueil de poésies intitulé « Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête », c’est à un véritable voyage à travers les mots, les couleurs, les images, les sens et les lieux que nous convie Jalel el-Gharbi en compagnie d’un vieux soufi.
Il suffit d’emprunter la métaphore (majaz en arabe) et de considérer l’image qu’elle contient. Car l’image est le personnage principal de ce recueil et tout gravite autour d’elle. C’est elle qui fait naître chez notre soufi ces rêveries poétiques qui le plongent non seulement dans le raffinement des délices intellectuelles procurées par la contemplation des beautés artistiques et naturelles mais également dans la jouissance des sens éprouvée à la représentation de ces beautés. Mais de toutes les gratifications dont une image peut combler notre soufi, la plus grande est certainement celle d’engendrer dans l’esprit enamouré du vieux maître, une autre image, et ainsi de suite à l’infini. La puissance imaginative de la métaphore dans l’esprit du poète a été évaluée avec une acuité remarquable par Nietzsche qui avait écrit à propos d’elle : « La métaphore n’est pas pour le vrai poète une figure de rhétorique, mais une image substituée qu’il place réellement devant ses yeux à la place d’une idée. » Ainsi, de métaphore en métaphore tout au long du texte nous voyageons avec notre soufi poète. D’ailleurs, on peut se demander si on peut être soufi sans être poète et vice-versa. Ajoutons encore que le terme « métaphore » vient du grec « metaphora » qui signifie « transport ». Cette étymologie ne venant que souligner davantage le fait que la métaphore est bien à l’origine une invitation au voyage, au déplacement, à l’évasion et à la rêverie. Aussi, c’est sans surprise que nous voyons notre soufi ne pas s’attarder dans l’ermitage des moines du Galamus. Rien ne serait plus contraire à sa démarche que de se fixer en un lieu donné. Notre soufi est un voyageur aux semelles de vent, sans cesse en mouvement, en quête, tout comme ce poète persan du XIe siècle, Nasir Khusraw, qui quitta famille et biens à la recherche de réponses à ses questions. Chaque destination n’étant toujours pour lui qu’une étape, un carrefour, une halte provisoire dont l’intérêt n’est autre que celui de proposer le choix de routes nouvelles. Le monde est un temple pour notre soufi et il communie avec le Divin en étant au milieu de lui et non retranché de lui. Car le soufi, dans le monde, se voit entouré de signes qui contiennent en eux l’indicible et lui permettent de s’en approcher. Est-il besoin ici de rappeler la connivence que nous pouvons constater entre le soufi et notre grand poète Baudelaire qui voyait dans la Nature une forêt de symboles où par le jeu des correspondances les sons, les couleurs et les parfums se répondent. Le signe est à l’exemple de Qatmir, ce chien gardien des sept Dormants d’Ephèse, posté devant l’entrée de la caverne et veillant sur le sommeil des jeunes gens en attendant leur résurrection. Notre soufi communie avec le Divin, non exclusivement par la prière, mais surtout par la méditation sur le signe, l’exégèse qu’il en fait en utilisant son intellect et ses sens, et par le regard constamment émerveillé qu’il porte sur tout ce qu’il voit. Notre soufi adresse ses louanges au Créateur, non en se privant des excellentes nourritures terrestres, mais bien au contraire, en les appréciant par tous les sens de son corps. Il convient de s’arrêter ici brièvement sur le terme « signe » qui se dit en arabe « aya » (pluriel : « ayât »). Le terme « aya » signifie tout à la fois « signe miraculeux » et « verset ». Ainsi, le Coran est composé de versets qui sont autant de signes miraculeux. Mais ce qui est particulièrement significatif, c’est que le Coran emploie également le terme « aya » pour désigner les phénomènes naturels. Ainsi, chaque élément de la création est non seulement un signe miraculeux du Divin mais également un verset. Le macrocosme est un grand livre. Aussi, il n’est pas surprenant de constater que le premier mot de la révélation coranique est l’impératif « Lis ! ». Oui, lire et toujours lire et ne faire que lire durant toute sa vie. Afin de nous aider à déchiffrer quelques uns des mystères de l’Univers, le soufi nous lit gracieusement quelques pages de son Abécédaire mystique. L’alif, la première lettre de l’alphabet, qui est une droite verticale, est également utilisée pour désigner le chiffre un. Il symbolise non seulement l’unité divine mais également la taille élancée de l’amour et le désir tendu des soufis à s’annihiler dans le Divin (Fana fi-lah). La lettre nun par sa forme lui évoque le croissant de lune et la lumière (nûr) dont le nun constitue la première lettre, mais aussi la fleur du narcisse et une barque voguant sur l’Archéron. On voit comment chez notre vieux maître le signe éveille les sens dans toutes les acceptions de ce mot. Sens en tant que « signification » car le soufi pénètre dans une réalité plus profonde que celle apparaissant à la surface. Sens en tant que « orientation » avec à nouveau ces images relatives au voyage et à l’évasion. Sens en tant que « sensualité » avec la vue flattée par la beauté du narcisse et l’odorat par son parfum. Ainsi, la métaphore est pour notre soufi un chemin, un passage, un pont qui lui permet de passer d’une réalité apparente et superficielle à une réalité cachée et essentielle où image et sens se rencontrent comme deux mers en un confluent. L’image est alors perçue par les sens et les sens se métamorphosent en images. La métaphore est ce passage qu’empruntent les images et les sens pour aller à la rencontre de l’autre et pour passer d’une rive à l’autre. Il est significatif d’ailleurs qu’en arabe l’on dise que la métaphore est le pont de la réalité / vérité (« al-majaz qantarato al-haqiqa » ; le terme haqiqa signifie tout à la fois « réalité » et « vérité »). La métaphore permet d’accéder à une réalité plus vraie et une vérité plus réelle.
Pour notre vénérable soufi, la quête de l’indicible est intimement liée à la sensualité, au voyage et à la rêverie. On ne peut manquer en écoutant la voix du cher maître de songer au hadith du Prophète déclarant : « J'ai aimé de votre monde ici-bas le parfum et les femmes, mais le comble de ma satisfaction réside dans la prière ». Ou encore à ces splendides versets coraniques empreints de sensualité où nous voyons la belle reine de Saba relever gracieusement sa robe et nous découvrir ses jambes en prenant le sol en cristal du magnifique palais de Salomon pour de l’eau (Coran, 27, 44).
Le vieux soufi nous prend par la main et nous mène de signe en signe et de métaphore en métaphore sur les voies de l’amour, de l’émerveillement et de l’indicible tout comme Rimbaud, cet autre grand voyageur devant l’Eternel qui nous confiait : « J'ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d'or d'étoile à étoile et je danse ».
Notre soufi, bien qu’étant au lendemain d’une fête, n’en est pas moins à la veille d’une autre où l'on viendra sur ce pont qui mène à la Vérité.
Editions du Cygne :
http://www.editionsducygne.com/editions-du-cygne-priere-vieux-maitre.html

Hanafi. Peintre tunisien au Canada

Il neige, scène québecoise.

L’œuvre de Hanafi, peintre tunisien né à Menzel Bourguiba et vivant au Canada, est celle d’un puissant coloriste. Le traitement naïf du réel trahit chez lui une sensibilité d’écorché vif. Il sait transposer les émotions, les traduire en chose visible, apaisante. Il donne vue à la nostalgie, à l’adhésion au monde et les transcende. D’où sans doute cette impression de joie de vivre qui émane de l’œuvre du peintre.

Bizerte, le vieux port

mardi 2 mars 2010

Une page d'amour pour Mateur


Voici une page de l'excellent roman de Anouar Attia Tunisie Rhapsodie qui vient de paraître. J’y reviendrai.
Mateur
Mateur. Cœur battant des voisinages proches et éloignés. De Ghzala jusqu’à Sejnane en passant par Roukkoub, Jefna et l’Oued-aux-Olives. De Larima jusqu’à Joumine en passant par Blanche-Eau, Pont-Noir et Sidi Nçir. De Source-de-la –Fontaine jusqu’à Ferryville rebaptisée Menzel Bourguiba en passant par l’Ichkeul et Zaarour. Et, vers Tunis, d’Om Hani jusqu’à Djedeïda en passant par Sept-z-yeux, Fontaine-aux-Fruits, Sidi Othmène et Chaouat. Mateur…M’envahissent maintenant même les odeurs des grands espaces dans lesquels le hameau devenu ville fut implanté. Odeurs qu’exhale une terre soudain arrosée de pluie dont, pendant les longs mois torrides de l’été, elle a été privée. Les labours faits à temps vont bien en profiter… Odeurs de moisson. Elles viennent subtiles, volatiles, s’en vont, reviennent soudain en sèche exhalaison qui prend au nez un instant, font penser, en souvenir vécu ou qu’on a entendu raconter, à des festivités où se volaient ou se consentaient des premiers baisers entre cousines et cousins, voisines et voisins, au rythme de la chanson d’Abdelwaheb : Ce soir, ce soir est la fête du blé, que Dieu le bénisse, le bénisse et le multiplie. Moissons d’antan… Moissons d’aujourd’hui, expédiées en stress, en manque de joie, en seul souci de rentabilité… De temps en temps, venant en effluves âcres depuis la proche périphérie de l’agglomération, des odeurs de brûlé. C’est la fenaison, le feu régénère aussi le sol épuisé de nous avoir généreusement nourris. Ou c’est un feu qui, à la canicule, a spontanément pris à des herbes desséchées… Ou une odeur qu’on hume avec un plaisir honteux, celle de quelque lointaine moisissure de jachère ou de coin humide délaissé.
Anouar Attia : Tunisie Rhapsodie. Roman. ISBN : 978-9973-28-296-5. Les Editions Sahar. Tunis 2010

dimanche 28 février 2010

Il vecchio maestro sufi in Mondo Raro



Emanuela Frate collabore au journal italien paraissant à Londres Mondo raro Magazinze http://www.mondoraro.org/ où elle évoque souvent la culture tunisienne. J’ai eu le plaisir de codiriger son mémoire de maîtrise brillamment soutenu à l’Universita’ degli Studi di Parma. Il y a quelques semaines Emanuela Frate publiait ce texte dans Mondo Raro :
Il fascino del Sufismo nelle poesie di Jalel el Gharbi


Tra breve uscirà la seconda raccolta di poesie di Jalel El Gharbi. In questo libro di poesie sono numerosi i riferimenti espliciti ai grandi maestri del Sufismo, Roumi in testa, che hanno fortemente influenzato il suo pensiero e la sua poetica.


di Emanuela Frate
Sta per uscire, l’ultima fatica letteraria del poeta e professore tunisino Jalel El Gharbi. Il libro, la sua seconda raccolta di poesie, ha un titolo alquanto suggestivo: “Prière du vieux maitre soufi le lendemain de la fete” edizione du Cygne. Il Sufismo, la mistica islamica, ha sempre avuto un forte ascendente nella formazione del poeta tunisino. La mistica più esoterica della religione islamica non è una corrente di pensiero, un movimento religioso, ma è un sentimento, uno stato d’animo, un modo tutto personale di avvicinarsi a Dio. Proprio per questa maniera del tutto personale di avvicinarsi al Divino, il Sufismo ed i suoi seguaci furono per secoli osteggiati dalla vera ortodossia e considerati un movimento eretico. Il Sufismo è la via che conduce dall’individuale all’Universale, dal singolo all’Assoluto. E’ la continua ricerca di Dio da parte dell’individuo.
Essa non segue delle regole precise ma è il modo in cui l’uomo, nella sua infinita piccolezza ricerca l’Assoluto. Per far ciò egli arriva ad annullarsi, a dimenticare sé stesso per completarsi nell’altro che è sinonimo di Dio. Forse non c’è nessun altra corrente religiosa che ponga in una così alta considerazione l’alterità. I mistici sufi prendono in considerazione tutto ciò che li circonda dimenticandosi di sé stessi. Questa brama di Assoluto, questo anelare a Dio tramite la devozione, l’ascetismo, l’astinenza, l’amore incondizionato fino ad un progressivo annullamento di sé stessi viene denominato “Tariquat”. Ed è proprio questo aspetto che Jalel El Gharbi ama del Sufismo: il continuo tendere verso che è un po’ come l’esistenza dei poeti, erranti per antonomasia, continuamente alla ricerca della Verità e dell’Essenza delle cose. Il Sufismo per il poeta El Gharbi non è il folklore della musica o della danza dei dervisci che oggi affascinano i turisti, ma è il continuo interrogarsi sull’essenza delle cose.Le poesie, inserite nella raccolta, ruotano attorno a due personaggi fittizi: il vecchio maestro sufi appunto, figlio di un altro personaggio chiamato Grammarien. Il vecchio maestro sufi è un uomo in perenne ricerca, si interroga sulla vita, sull’Amore, e le manifestazioni divine. E’ combattuto tra le diverse forme di amore e l’Amore, tra le diverse vie e la Via. Riesce ad avvicinarsi alla Verità senza mai conoscerla. Discute di tutto ciò con Grammarien. Entrambi sognano la stessa utopia del poeta: l’orcidente (unione tra oriente e occidente). Due concetti non soltanto geografici ma metaforici che dovrebbero far parte di un unicum e che purtroppo, il manicheismo imperante nelle società moderne, porta a distinguere in maniera così netta e contrastante.

jeudi 25 février 2010

La Passante de l'Occirient



















Photo : Line Delpierre. Rome, 1995

La passante de l’Occirient
Giulio-Enrico Pisani vient de publier cet article dans Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek :



Dans Son premier poème, « Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête » (1), qui donne son titre au recueil, Jalel El Gharbi chante une véritable ode à l’amour, à son impuissance à s’en défendre, à son plaisir de le suivre, à sa joie d’y succomber, à son bonheur de s’y abandonner. Mais en même temps il prie pour en être délivré, pour se voir libéré de ses tourments, de ses passions et ses souffrances. Chant que l’on imagine vibrer au son d’un oud, ce long faux ( ?) mensonge, où le « Faites que je ne rencontre plus l’amour » et le « Faites que je désire sans espoir et sans amour » précèdent nécessairement le « Dieu faites que la prière de mon amour ne soit pas exaucée ».
Suit la trouble tentation du miroir et ensuite, en toute intimité, un journal de la seconde chance, où l’amour semble triompher. Et voilà sa première passante, ce lumineux objet du désir, qui accompagnera le vieux Soufi tout au long de sa quête. Cependant, l’amour est au moins aussi exigeant que dieu et « Avant d’entrer dans l’amour... » le vieux Soufi reconnaît notamment : « Je me suis défait de ma veste, de ma chemise / De la poussière du chemin (...) Des rêves inassouvis,/ De la faim sur le chemin du banni (...) Des blessures invisibles / De ma sueur, de mon sang / De mes dents, de mes griffes… »
Mais tout cet allègement n’est-il pas aussi propice au voyage ? L’amour est-il le voyage, ou en est-il la négation ? Après s’être libéré, sans l’avoir renié, du mysticisme oriental, qui ne trouve nul écho à Hollerich, seul un sourire, voilà le vieux Soufi qui traverse les Pyrénées, ignore les derniers « rappels à l’ordre » et part entre comparaison et métaphore sur les chemins de cet occident que son orient lui rend proche. Orcident – Occirient. Car ce livre est bien désir d’ailleurs et d’amour, quête, voyage, découverte, expédition à la fois géographique et intérieure ; espérance de l’avenir et regret du non advenu, démarche de vie et préparation au grand départ ; j’allais dire évasion, mais non, car on n’échappe pas à soi même. Et ce seront les sculptures du Bernin, le ciel de Vermeer, Giverny via Le Tasse et Velázquez en passant par Damas, Le Caire, le Mont Liban, l’ombre de Maari… « Et par la blancheur des nuits amoureuses / Sait-on d’où il vient / Où l’on va / Dans l’infini des pages ».
Et de nouveau, un peu plus loin « Il y avait la passante / Si sombre en sa beauté / Rachid al-Hallaaq Abû Shâdi,/ Le dernier conteur de Damas / Ne pouvait pas savoir que la passante avait pris mon âme ». On est bien loin de la cruelle légèreté française de la célèbre passante de Baudelaire. Les vers de Jalel nous découvrent une autre cruauté, celle du multimillénaire fatum méditerranéen. En fait, c’est encore un peu plus compliqué que ça, et il est impensable, amis lecteurs, qu’un profane comme moi vous introduise en quelques lignes dans le raffinement et la complexité de la métaphorique d’El Gharbi. Aussi vais-je me contenter de vous la présenter au premier degré, cette longue élégie longtemps retenue et qui navigue désormais souveraine et parfaitement à l’aise entre les houles martelées d’Aboul Ala Al-Maari (2), et les vastités tempétueuses des Mille et une nuits dans le vent de questionnements plus actuels que jamais.
Le fait est, que les « dits » du vieux soufi, se lisent déjà parfaitement sans aller cher-cher midi à quatorze heures. Certes, de ce recueil, l’initié fera son miel, mais le lecteur « vous et moi », l’uomo qua-lunque, y trouve pleinement son compte. L’Amour, le renoncement, le désir et... l’amour ? Le lointain, le déchi-rement, une halte à Luxembourg, avenue Marie Adélaïde et écrire, une fois de plus, à (ou dans) « La Passante », i.m. José Ensch, que « ... Deux larmes ont suffi / Pour que j’écrive ce poème où je veux dire : J’aurai tant aimé / Cueillir un myosotis / Si près des mots que tu aimais / « Tutti quanti » par exemple / Et tutti quanti ». Bonjour tristes-se... Dès lors, la roche Tarpéienne migre à Carthage, le ciel s’obscurcit et le paysage se teint en Velickovic : « Au loin / Continuels corbeaux criards / Près de la montagne de mon chagrin ».
Puis la vie reprend ses droits, le Liri ne songe plus à être Styx, le voyage se féminise et le poète ayant renoncé à renverser les murs en soufflant sur son « lur », il ne lui reste que l’esperluette pour atteindre l’oasis et écrire : « Je me souviens de la mer venant du nord / Aux reflets de perle comme / La fille de Vermeer » à Delft, sur un pan de mur jaune. Ah, les jeunes filles en fleur ! Ah, les femmes ! « Elles rusent par leur parenté avec la pomme, la distance, le lever du jour, l’extase, les fraises, la stance, les roses (...) l’éclaircie, la beauté. “Grande est leur manigance” ». Mais fi la sagesse, fi les réserves, on finit par mordre à son tour dans la pomme, carpe diem ! « Le temps passe aussi vite qu’un soupir / Voici les jeunes filles de Sousse (...) Comment les étreindre toutes / Elles qui font une seule image veloutée... ».
Là-dessus, le poète se tourne vers les fenêtres, en fait sept fois la même fenêtre, la scrute, désire qu’elle s’ouvre « Sous un ciel Renoir », puis renonce, faute de signe, bien considéré et ayant mis « Toute une vie pour comprendre / Que tout finit au grenier ». C’est qu’il y a du désabusement chez Jalel El Gharbi. Trop de portes ne s’ouvrent pas, malgré la lumière qui brille là haut derrière les rideaux à moitié tirés. Le vieux soufi est amer. L’Orcident semble avoir attrapé du plomb dans l’aile. Mais le grammairien (la figure du père) veille, et c’est reparti dans « Stances du désir et de la piété », dans « Plus loin » et dans le « Le scribe » pour de nouveaux voyages, périples, désirs, doutes, incomplétudes et explorations. Et l’aventure de reprendre là même où encore il y a peu le poète pensait que tous les ports, les aéroports et les routes « Qui se trouvent au Nord du monde / Donneraient gros pour ne plus nous voir... ». Bref repos – intériorisation plutôt – entre lecture et nature morte, et le poète retrouve sans ressentiment la « Fleur d’Orient ouvrant ses volets en Occident ».
Mais la quête du poète est bien plus difficile que celle de Jason. Le terrain a beau s’affermir, ses poèmes mieux s’accomplir, les quatre lampes éclairer son cheminement. Les croisées ne feront que s’entrebâiller et « À la fin des temps / Il sera aussi neuf qu’un livre / Que personne n’aura jamais ouvert / Comme un verrou fermé ». C’est l’histoire sans fin. Songe-t-il, à l’instar de Mahmoud Darwich dans « Rien que la lumière » (3), à nous confier in petto : « Et je n’ai arrêté mon cheval / Que pour cueillir une rose rouge dans / Le jardin d’une Cananéenne / qui a séduit mon cheval // Et je m’en suis allé chercher mon espace / Plus haut et plus loin / Encore plus haut, encore plus loin / Que mon temps… », ou à nous avouer à la fin « Et j’ai caché cet autre vers de Hölderlin : Et aux amants une autre vie est accordée ». Da capo, amis lecteurs ; une seule lecture vous apportera un plaisir certain, mais superficiel et éphémère. Da capo !
**
Né en 1958 en Tunisie où il a fait ses études, Jalel El Gharbi est poète, universitaire et traducteur. Il oeuvre pour une utopie qu’il nomme Orcident ou Occirient, enseigne à la faculté des lettres de l’université de la Manouba (Grand Tunis) la littérature française et la traduction et est engagé dans le dialogue des cultures. Plus proche du Luxembourg et de son monde culturel qu’aucun tunisien avant lui, il a publié bien de livres et autres travaux sur les poètes Michel Deguy, Charles Baudelaire, Jules Supervielle, José Ensch, ainsi que, avec Marion Colas-Blaise, une « Incursion tunisienne dans les lettres luxembourgeoises ». Il a aussi coécrit avec Afaf Zourgani, Anita Ahunon, Laurent Mignon et moi-même « Nous sommes tous des Migrants » (4) et a écrit de nombreuses critiques littéraires notamment dans La Presse (Tunis), d’Lëtzebuerger Land, Babelmed, Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek etc.
1) Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête, 100 p., 12,- EUR. Editions du Cygne, Paris, 2010, commande en ligne sur www.editionsducygne.com/ + frais d’expédition, ou chez votre libraire. Info. editionsducygne@club-internet.fr
2) grand poète arabe de 973 – 1057, époque, où face à l’obscurantisme chrétien, s’épanouissait une grande liberté de pensée et d’expression chez les Arabes. O tempora o mores ! Aujourd’hui les vers de Maari lui vaudraient bien de fatwas.
3) traduit par Jalel El Gharbi.
4) Éditions Schortgen, Esch s/Alzette, 2009.
Giulio-Enrico Pisani

mercredi 24 février 2010

Ce qu'en pense Christiane Parrat



Il est rare qu'un poète possède si parfaitement deux langues éloignées. Ici, pas de fracture périlleuse de la traduction. Ces poèmes diffusent leur langue harmonieuse et claire. Thrène déchirant, voix singulière posant les interrogations qui se posent à l'homme dans une langue musicale et chatoyante. Le voyageur inscrit son chant dans la longue caravane de la poésie arabe traversant les omeyades de Damas, les califats de Bagdad, les royaumes andalous. marchant à l'amble des princes bédouins. Voyage amoureux aussi et déploration des hautes solitudes du désir.. Chaîne des écritures... Ronsard, Valéry,Verlaine, Al-Ma'arri, Ibn ar-Rûmî, Baudelaire et Deguy. Le vers français répond à l'hémistiche arabe. Mais il y a là langue originale, souffle obscur, musique rare. "Le moyen de chasser les tristesses" comme l'écrivait Al-kindi au IXe siècle... La Vàc, c'est-à-dire la Voix et la Parole. Voix articulée et signifiante, celle qui porte les dieux, celle qui pénètre le ciel et la terre, ici, choisit son passeur : Jalel El Gharbi, l'inspiré et son chant s'ajuste au chant des hommes rapprochant, fécondant. Ce livre "Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête" est un vrai bonheur

Jalel El Gharbi : Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête.
Editions du Cygne
http://www.editionsducygne.com/editions-du-cygne-priere-vieux-maitre.html

lundi 22 février 2010

Vient de paraître


Jalel El Gharbi : Prière du vieux maître soufi le lendemain de la fête.
Editions du Cygne

voyage


OEuvre de Rafal Olbinski
Voyage : quête de cette contrée où l’altérité jouxte l’ipséité et où l’autre revient au même. Le voyage ? Cela qui rend manifeste la diversité et qui, pourtant, laisse voir à chaque fois que cela est semblable au même. "L’autre revient au même", assène le voyage. C’est sans doute ce qui explique en partie le spleen baudelairien que le voyage ne fait qu’accentuer.
Mais à la signification funeste du « Voyage » baudelairien, je préfère de loin la jubilation ou la persévérance des grands voyageurs. Je pense à Khusraw, ce voyageur persan qu’on ne lit plus depuis des siècles. Pendant 7 ans, il a parcouru le monde, comme on parcourt un livre. Il cherchait une réponse à des questions comme : pourquoi cela est-il ? Que faut-il regarder ?
L’enjeu ontologique de ces questions n’empêchait pas Khusraw (celui d’avant le rêve qui causa sa conversion, celui qui alla à Maarat Noaman pour y rencontrer Maari) d’aimer la soie, la poésie, le vin, les belles femmes et les merveilles du monde.
Le meilleur voyage : celui qu’on n’a pas entrepris, sans doute parce qu’il est affecté d’un coefficient désir qui l’inscrit dans une perspective de quête, d’appétit dira Baudelaire :
« Pour l’enfant amoureux de cartes et d’estampes,
L’univers est égal à son vaste appétit »
C’est sans doute pour la même raison que Baudelaire situe le référent de « L’Invitation au voyage » dans un pays qu’il n’a jamais visité : La Hollande.
Pourtant, il n’y a rien de plus exaltant que la découverte. Rien de plus engageant que la consistance du réel. Je voudrais dire avec Kenneth White, ce grand voyageur : « je préfère de loin les îles réelles aux îles imaginaires, tout comme je préfère les documents bruts aux versions romancées. »
Pourquoi voyage-t-on ? Pour voyager. Telle est la réponse baudelairienne car, pour le poète, le véritable voyage se passe d’alibi. Il est la réponse à une injonction venant de je ne sais où :
« Mais les vrais voyageurs sont cela seuls qui partent
Pour partir… »
Je reviens à Khusraw qui voyageait pour trouver du sens, des images correspondant à ce sens. Ecrivant ce texte, je n’ai pas cessé une seconde de penser aux rafiots de la mort. Cette jeunesse que la mer engloutit entre l’Afrique et l’Europe. Pour eux, le voyage est un mal onéreux né d’un rêve transformé en cauchemar.

dimanche 21 février 2010

El-Maari, le poète des poètes




Giulio-Enrico Pisani vient de publier dans la Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek ce texte sur Aboul Alâa El-Maari :

Allons nous achever avec Aboul Alâa El-Maari la découverte de ces écrivains, penseurs et poètes – Skif, Sansal, Maalouf, Laâbi, Zayyad, Darwich et des milliers d’autres – qui sont tout pour la culture arabe et sa communion avec la culture européenne ? Certainement pas. Nous allons aujourd’hui tout au plus y culminer, et devions nous prendre pour cela 1000 ans de recul. Car il y a 1000 ans, loin de cette morne bigoterie où croupissait l’Europe chrétienne, bigoterie que de mauvais bergers veulent à leur tour imposer aujourd’hui aux populations musulmanes, bouillonnait entre Samarcande et Séville, entre Bagdad et Le Caire, un immense chaudron culturel. La pensée, la parole et l’écrit s’y épanouissaient avec une liberté inégalée depuis. Certes, on s’y disputait ferme, on s’invectivait même, on bataillait. Cependant, ainsi que le cerna fort bien Georges Salmon dans sa compilation de lettres et de vers « Le poète aveugle » (1) : « ... les Arabes fronçaient les sourcils en lisant les déclarations irréligieuses d’Aboul Alâa, mais ils lui pardonnèrent sa liberté en admirant son tempérament de poète et la facture incomparable de ses vers ». En Europe chrétienne il eût sans doute fini sur le bûcher.
Aboul Alâa El-Maari naît en 973 (363 de l’hégire) à Ma‘arrat-an-Nu‘mān, petite ville syrienne située sur la route entre Alep et Hama dans une grande famille Tanoûkhite. (2) En 977 la petite vérole lui détruit le visage au point de le priver de l’oeil gauche et, en partie, du droit. Plus tard, il glissera tout à fait dans la nuit ; mais sa boulimie d’étude et sa mémoire prodigieuse compenseront largement cette déficience. Poète reconnu dès l’âge de 17 ans, le jeune El-Maari étouffe toutefois dans sa petite ville natale et décide de se rendre à Bagdad, dont Georges Salmon nous dit que...
« C’était alors l’époque florissante des Académies, sortes de salons littéraires, où poètes et grammairiens discutaient à l’envi, sous la protection de quelque mécène, dans un local mis spécialement à leur disposition par lui, avec une riche bibliothèque. Dans le même quartier, le Baîn as-Soûraîn « entre les deux murs », qui s’était élevé sur les anciens fiefs autrefois enserrés entre les deux murailles de la cité d’Al-Mansoûr, on remarquait l’Académie fondée par Sâboûr ibn Ardechîr, vizir du prince bouyide. C’est là qu’Aboû’l-’Alâ trouva son Mécène... et la gaieté : Et dans la maison de Sâboûr une gaie chanteuse réjouissait nos soirs d’une voix mélodieuse comme celle de la colombe... ».
Mais irrité et déçu au bout d’un temps par les vanités, les intrigues et la cherté de la grande ville il revient habiter à Ma‘arrat-an-Nu‘mān. Dès lors il se retire de plus en plus du monde et vit le reste de sa longue vie dans l’ascèse et la méditation, se consacrant à la philosophie, à la poésie et à leur enseignement, tout en entretenant une riche correspondance avec le monde culturel de l’époque. De ce corps prisonnier des ténèbres et enfermé dans un dépouillement volontaire, allait jaillir plus d’un demi siècle durant (il mourut en 1057) une quasi-inépuisable fontaine de sagesse, de tolérance, de liberté et de poésie. Son indiscutable croyance en dieu était largement tempérée par un sain scepticisme qui lui faisait paraître débile cette manie des hommes, de faire du créateur leur créature.
La pensée d’El-Maari devrait figurer aujourd’hui dans les programmes scolaires de tout le monde musulman et partout en Europe où des jeunes gens devraient apprendre à coexister en paix et à grandir libres des dogmes, préjuges et autres matraquages de la pensée dominante. Vous n’êtes pas obligés de me croire, amis lecteurs ; jugez vous mêmes de ces quelques textes qui témoignent de sa lucidité !
Dans la première de ces citations, El-Maari stigmatise l’injustice consistant à condamner les brigands de la pauvreté et à honorer ceux du monde des affaires et de la religion : « Le désert est peuplé de brigands qui enlèvent les chameaux lâchés au pâturage ; / Les mosquées et les souks sont aussi peuplés de brigands. / Mais tandis que ceux-ci sont appelés notaires et commerçants, les premiers sont flétris sous le nom méprisant de bédouins ».
Quant à l’enseignement religieux et aux « saints » livres, il leur dénie toute divinité, mais les ramène à une sédimentation pluriséculaire de légendes, recettes et spéculations, ainsi que des interprétations ici divergentes, là harmonisées, mais toujours arbitraires qui en sont faites : « Coran, Torah, Évangiles… à chaque génération ses mensonges / que l’on s’empresse de croire et de consigner ». Ailleurs, mais toujours parfaitement conséquent avec lui-même et comme dans la foulée, El-Maari en appelle au bon sens de tous : « Réveillez-vous, réveillez-vous, ô égarés ! Vos religions sont subterfuges des anciens ».
Et, une fois de plus, l’incroyable modernité d’El-Maari, dont la sempervirence défie les millénaires, ricane face aux tant attendus « sauveurs de l’humanité » que les masses crédules appellent messie, ou imam caché, ou gourou suprême, ou autre “yes we can” nobélisé : « Les gens voudraient qu’un imâm se lève / et prenne la parole devant une foule muette. / Illusion trompeuse – il n’est d’imâm que la raison, notre guide de jour comme de nuit ».
Car il n’y a pour El-Maari de salut qu’en nous-mêmes, par nos propres efforts. Et aucune des religions de sa connaissance n’étant parvenue à améliorer la condition humaine sur terre, où seul l’intelligence et l’astuce procurent quelques avantages, il conclut : « Les Hanéfites (3) et les Chrétiens ne sont pas parvenus à la vérité ; les Juifs ont trébuché et les Mages (4) ont persévéré dans l’erreur. // Les habitants de la terre se divisent en deux catégories : les uns, doués d’intelligence, mais sans religion ; les autres religieux, mais dénués d’intelligence ».
Bien sûr, lapidaire comme tous les aphorismes, car voulant frapper fort, celui-ci peut paraître excessif. Mais il faut voir l’intention. Les traducteurs sont passés par là, ont transformé la poésie en prose et parfois arrangé les mots, même inconsciemment, selon leurs convictions intimes. Connaissant par ailleurs le poète, il est difficile de croire qu’il traite d’idiots tous ceux qui ont de la religion, qui eût été insultant pour la majorité de ses parents, amis et confrères. Il est évident qu’avoir été religieux ne fait pas de Einstein un demeuré. Ce qui est pourtant sûr, c’est que dans un domaine restreint que son intelligence n’arrivait pas à éclairer (prétendue divinité du Christ, mystère des origines, aspiration à une survie, etc.), sa raison a abdiqué pour céder à la religion. Abdication prématurée, bien sûr, car la connaissance et les sciences évoluent et qu’est-ce que l’aujourd’hui sinon un bref instant chapeautant l’hier, mais ignorant tout du lendemain ? Au diable les certitudes ! Elles ne sont qu’étincelles, sans valeur, ni avenir, ni chaleur, semble nous lancer El-Maari avec ces dernières phrases par-delà l’histoire :
« J’ai vu des réunions de gens qui s’étaient obstinés à acquérir une connaissance sûre de choses dont la certitude était tout à fait variable./ La longue suite des années les informèrent de leur égarement, et aussi leurs dimanches et leurs sabbats. / Tout cela n’est qu’un feu que l’on allume une fois, puis qui brûle avec intensité et dont l’orgueilleuse flamme s’éteint ».
***
1) « Le poète aveugle », extraits de poèmes et de lettres d’Aboû ‘l-’Alâ’Al-Ma’arrî - Introduction et Traduction par Georges Salmon, Paris 1904 sur http://remacle.org/bloodwolf/arabe/almaari/extraits.htm
2) Tanoûkh était une tribu arabe chrétienne tardivement islamisée originaire du Bahreïn qui essaima dans tout le sud de la péninsule arabique, à l’exception de la branche d’El-Maari qui, elle, s’établit en Syrie.
3) Hanéfisme : l’une des quatre écoles sunnites du droit musulman.
4) prêtres zoroastriens. Le zoroastrisme fut en Perse la religion officielle jusqu’au milieu du 7e siècle, lorsqu’il fut remplacé par l’Islam.
Giulio-Enrico Pisani

samedi 20 février 2010

DES PORTES

Oeuvre de Bonnard
Des portes


La porte est hésitation entre ouverture et fermeture. Elle trace les contours du dedans et du dehors, de l’ici et de l’ailleurs. La porte est bivalence, elle signifie quasi indifféremment la chose et son autre.
Mais la porte est aussi un non lieu, juste une frêle frontière. Elle illustre la proximité entre distance et proximité.
La porte se prête à tous les franchissements. C’est ce franchissement apparentant la porte au « trans » qui en fait un objet éminemment poétique.
La porte : l’ailleurs. Et il est beau de claquer les portes à l’âge où le désir est irrésistible.
La porte vaut aussi par son seuil.
C’est le portefaix des Mille et Une Nuits qui voit s’ouvrir devant lui la porte des plaisirs et des splendeurs. Il y a porte et porte. Dans un roman, un poème ou une pièce de théâtre, la porte correspond à une incursion dans un nouvel espace, celui du texte. C’est sans doute pourquoi tous les romans du XIXème comportent dans les toutes premières pages le verbe « entrer ». Il y a une porte dérobée dans chaque roman !
Un travail à entreprendre : les portes dans Les Mille et Une Nuits ou dans tout autre texte majeur.
A collectionner : des portes. Portes ouvragées d’autrefois qui, s’élevant au stade d’œuvre d’art, font oublier que la première fonction des portes est d’enfermer.
Fermée, la porte ne demande qu’à être ouverte, et ouverte elle invite à être fermée, à circonscrire l’espace de l’intimité.
Et la porte appelle sa clef. A chaque porte sa clef depuis le « Sésame ouvre-toi », clé verbale, jusqu’à la carte magnétique.
Il y a aussi cette aptitude des portes à se décliner à l’infini. Cela va d’Eros à Thanatos.
Et il est des portes à ouvrir, des portes à défoncer. Il se peut que vivre soit un parcours de porte en porte. Certaines se referment d’elles-mêmes (l’enfance, la jeunesse), d’autres nous sont fermés au nez ou se referment derrière nous. Un jour mon ami le poète américain Sanford Fraser m’a confié que pour lui la porte, c’est aussi l’issue finale, celle de toute vie.
Gardons tout de même à la porte sa large polysémie.

mercredi 17 février 2010

In The Air, by Ariel Wagner-Parker

Ariel Wagner-Parker vient de publier un recueil de chroniques et de textes sous le titre In The Air, aux éditions Le Phare (Luxembourg). Voici une page de ce livre, elle est consacrée à Hammamet :
“…de blanches nations en joie” (Rimbaud)


The beach is stiller than usual. The late-afternoon breeze has stayed away and the giant sail of the hotel boat hangs becalmed from its mast.
The beach warden in his official shirt and blue trousers sits hunched on the edge of a stand of stacked surfboards, hands loosely clasped, vaguely surveying his domain.
A little way out, young windsurfers alternate between shaky vertical and horizontal tangle. Further out, water-skiers plough the sea into wide curving furrows, scattering seeds of white spray in their wake.
A motor-boat tears through the water towing a yellow banana with its four shrieking riders. The banana suddenly rolls over, pitches them squealing into the sea. A hush as the motor cuts out, the driver watching while they haul themselves back on board, laughing and spluttering. Then off again, tearing and shrieking.
The little group of people waiting for a pedalo breaks up and reforms as boats become free. Each new pair of pedallers sets off strongly, legs pumping in rhythm.
Of the people in the water, only a boy and girl are actually swimming, side by side, dreamily, straight out to sea. Near the edge, a German couple bat a pink plastic ball at each other, stretching and aiming with great concentration. The regular putt…putt is punctuated with grunts and little squeals of “ach, nein!”. A woman cuddles a tiny girl to her, the little legs wound round her back, hugging her up out of reach of the waves with a lot of laughing and splashing. Two elderly Italians are waist-deep in conversation, their expressive, slow-motion gestures. Their glittering ladies stand watching them, bangled arms akimbo, a marine cocktail-party. A pair of young lovers kiss long and slow, feet just touching the sea-bed.
Everyone else is horizontal, a few reading, most inert, head bent right or left, avoiding the eye of the sun.
The breeze finally puts in an appearance, teasing up the sea. The giant sail begins to flap indolently and the putt…putt of the Germans’ ball becomes irregular as the wind joins in their game. The sunbathers start to get restive, stretching arms, looking round at each other, then clambering to their feet, brushing at sand, gathering up belongings and wandering off to bar or pool.
The sea is abandoned to the windsurfers with their ups and downs and the sand to the scudding ants.
Two old Arabs climb slowly down the steps from the white hotel, take up spade and bucket and set about the work of nurturing the olives, laurels and infant palms that pass for a garden.

(Hammamet, 1992)


samedi 13 février 2010

Une poétesse tunisienne آسية السخيري Assia Skhiri

Couverture de la dernière publication en date de Essia Skhiri.


شذرات يزهر فيها العدم
سليلة مدينة السقوط أنا
والبركان الغافي تحت قدمي
ناره تذكي شهوتها للقرابين المقدسة
ميتة أنا
لذلك لا أراني أرفل في بياضه

Bribes où fleurit le néant
Moi, je descends de la cité des chutes
Et du volcan endormi sous mes pieds
Dont le feu nourrit les désirs d’offrandes sacrées
Morte, je le suis
C’est pourquoi je ne me vois pas me pavaner dans sa blancheur

vendredi 12 février 2010

Djalila Dechache: une voix foncièrement maghrébine


Père, je suis la sœur de Joseph (1)

J’ai fait une longue route
À travers le temps, père
J’ai été oubliée dans la Maison
Et la Maison n’est plus.
J’ai résisté: pour tout viatique, ton souvenir et les propos
De mon frère
Celui que j’aime contre leur gré.
Notre terre a été assiégée, massacrée, cassées nos maisons, nos rues, nos enfants, notre histoire
Ô mon frère tu as connu le loup
J’ai subi leurs ancêtres, les Banu Hilal lâchés comme des sauterelles, ils détruisaient tout sur leur passage » (2)
Ils sont méchants, méchants….
Ils ne nous aiment pas; ils ont voulu nous réduire, nous piétiner, nous écraser.
Pourquoi nous ? Qui sommes-nous ?Ils ne savent pas qui nous sommes…
Forts de notre ‘assabiya (3) nous leur avons tenu tête pendant cinquante lunes
Ils ont enrôlé avec eux leurs enfants pour faire nombre.
Ils sont insatiables butés, épris de pouvoir et de brillance
Ô vous les miens
Ô toi ma terre d’est et d’ouest, le jujubier, l’ambre gris, le musc , le benjoin, le bois d’Agar, l’oranger, le citronnier
Vous m’avez maintes fois ressuscitée ,maintes fois poussière, maintes fois mémoire.
Ils ne nous veulent pas dans la langue arabe : pourtant Père tu m’as dotée
D’un front large tel une tablette d’argile pour y graver l’alphabet de notre
Butin (4)
Ils veulent être les gardiens du temple
Ils sont pathétiques, hystériques

Père, frère, je vous ai cherchés dans la chevelure de la terre, dans ses
entrailles et dans ses plis, dans chaque recoin, dans chaque puits, dans chaque vallée

Dans chaque blessure, dans chaque viscère.
Dans les cimetières et les rivières.
J’ai interpellé sages et maîtres, pèlerins et mendiants aux joues creuses
J’ai égrené du fond de ma longue retraite le collier de nos prières communes
Inlassablement…
Partout j’ai écrit :
Nous sommes là
Nous sommes là
Et l’écho de répondre :
Vous êtes là
Vous êtes là…là…là…là.


(1) en écho au poème de Mahmoud Darwich « Père, je suis Joseph »
(2) cité par Ibn Khaldoun
(3) concept khaldounien signifiant esprit de clan
(4) en référence à Kateb Yacine qui parle de « butin » en évoquant la langue française.

jeudi 11 février 2010

Bienvenu, Tawfiq Zayyad, au cercle des poètes disparus...


Le cercle des poètes disparus. Dead poets Society
Bienvenu, Tawfiq Zayyad, au cercle des poètes disparus ! Ai-je dit disparus ?
Giulio-Enrico Pisani (Zeitung)
Pas tout à fait exact, ce terme, malgré le charmant souvenir que nous a laissé certain film de Peter Weir tourné d’après le scénario de Tom Schulman et rehaussé par l’étonnante performance de Robin Williams en professeur de lettres anticonformiste ! Un seul problème, une contradiction en fait, qui ne m’apparut d’ailleurs pas d’emblée : les poètes disparus, ça n’existe pas vraiment. Les hommes ou les femmes peuvent disparaître, mais non leurs poésies. Et c’est bien ce qu’exprimait Charles Trenet bien avant Schulman et Weir dans sa chanson « L’âme Des Poètes ». Vous vous souvenez tout de même de son « Longtemps, longtemps, longtemps /Après que les poètes ont disparu /Leurs chansons courent encore dans les rues... », n’est-ce pas ? Et vous aurez sans doute également remarqué, amis lecteurs, que certains des écrivains et des poètes que je vous ai présentés et conseillé de lire ne sont plus en mesure de répondre à vos lettres, mails ou sms.
Qu’il s’agisse de Pablo Neruda et Antonio Machado ou, plus récemment, de José Ensch ou Nic Klecker, nous ne les croiserons plus dans les librairies, les bibliothèques ou les centres culturels, mais leurs poèmes, oui. Car l’âme des poètes, donc leur poésie, vit aussi longtemps qu’il y a des femmes et des hommes pour la lire ou la chanter. Mais qu’en est-il, si malgré son excellence, sa grandeur d’âme, la force de son rayonnement local, l’amour des petites gens et une poésie toute harmonie avec son existence, le poète est ostracisé, ignoré, repoussé dans l’anonymat par les garants mêmes du patrimoine lyrique de son pays ? Que se passe-t-il quand le poète a été maire communiste d’une ville « sainte » dans une zone de manœuvres militaires du pays qui n’est autre que le plus grand porte-avion nucléaire des USA au Proche Orient ?
Il se passe, par exemple, que vous chercherez en vain le poète arabo-israélien Tawfiq Zayyad sur les étalages de votre librairie, amis lecteurs. Vous n’y trouverez donc pas l’auteur des vers émouvants que je vous ai cités dans mon article du 5 février sur Abdellatif Laâbi.(1) Et même sur Internet, vous ne trouverez qu’au bout de laborieuses recherches quelques-uns de ses poèmes en arabe, l’un ou l’autre à la rigueur traduit en anglais. Même le prestigieux Khalil Sakakini Cultural Centre de Ramallah l’ignore.(2) Une exception pourtant : ses poésies que Jalel El Gharbi vient de traduire en français et de mettre en ligne sur http://jalelelgharbipoesie.blogspot.com/. Par la même occasion, Jalel nous confirme que Zayyad a publié de nombreux recueils aussi bien à Nazareth qu’à Ramallah, son œuvre complète n’étant disponible pour l’heure qu’en arabe.
Né en 1929 en Galilée, Zayyad a été étudier la littérature en URSS. De retour chez lui, il est élu en 1973 à la Knesset sur la liste du parti communiste Rakah. Également tête de liste du Rakah à Nazareth, il en devient maire la même année. Non violent, mais doué d’un verbe et d’une plume acérés, il a notamment largement contribué par ses rapports et écrits à la condamnation de la politique israélienne par l’ultra-grande majorité des pays membres de l’ONU. Bête noire du gouvernement israélien et particulièrement des autorités d’occupation en Palestine, il meurt en 1994 dans un accident de voiture dans des circonstances troubles, qui rappellent étrangement celles qui coûtèrent la vie à notre ministre communiste Charles Marx.(3)
Si sa prose écrite et ses discours virulents furent ses principaux vecteurs d’arguments vers le monde politique local et international, sa principale arme populaire, celle par laquelle il entra dans le cœur des gens au point que même de nombreux israéliens lui rendirent hommage, fut sa poésie. Lue, portée par des chanteurs populaires et publiée en arabe dans la région elle ne laissait personne indifférent et faisait de lui pour les sionistes l’homme à abattre, à faire disparaître. Leur problème, comme je l’ai dit plus haut, étant que l’on peut, sans doute, faire disparaître un homme, mais pas un poète et, encore moins sa voix. Alors, en attendant qu’un éditeur francophone ne se décide à éditer son œuvre, j’ajoute ici aux poèmes traduits en français par Jalel El Gharbi sur son site, deux autre poésies que j’ai moi-même traduites tant bien que mal de l’anglais :
Ici nous resterons (a été chanté par Karem Mahmoud)
À Lydda, à Ramla, en Galilée nous resterons comme un mur sur votre poitrine et dans votre gorge comme un tesson de verre une épine de cactus et dans vos yeux une tempête de sable nous resterons, mur sur votre poitrine, assiettes propres dans vos restaurants, à servir à boire dans vos bars laver les sols de vos cuisines arracher une bouchée pour nos enfants à vos ongles bleus. Ici nous resterons, à chanter nos chansons, emprunter les rues de la colère, remplir les prisons avec dignité. À Lydda, à Ramla, en Galilee, nous resterons à garder l’ombre des figuiers et des oliviers, et fermenter la rébellion chez nos enfants comme le levain dans la pâte.
*
Tout ce que j’ai Je n’ai jamais porté un fusil sur mon épaule ou armé une détente. Tout ce que j’ai, est mélodie de flûte pinceaux pour mes rêves, un encrier. Tout ce que j’ai est une foi inébranlable et un amour infini pour mon peuple en peine.
***
1) « Et je donnerai la moitié de ma vie / À celui qui ferait rire un enfant en larmes / Et je donnerai l’autre moitié pour protéger / Une fleur fraîche du péril. » (www.zlv.lu > Kultur)
2) www.sakakini.org/ qui recense pourtant Ahmed Dahbour , Ali El Khalili, Hussein Barghouti, Ibrahim Nasrallah, Mahmoud Darwish, Mohammed Reesha, Mureed Barghouti, Samer Abu-Hawwash, Taha Mohammed, Youssef Abd Al-Aziz, Zuheir Abu Shayeb, Fadwa Tuqan, Ghassan Zaqtan, Izzidin Al-Manasra, May Sayigh, Mohammed Al-Qaissi, Nathalie Handal, Samih El Qasim, Taher Riyad, Walid Khazindar et Zakaria Mohammed.
3) cf. « Charles Marx, un héros luxembourgeois », Éditions Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek. Et en anglais, article du 20 Janvier 2010 sur http://palestinian.ning.com/profiles/blogs/here-we-stay-palestinian