dimanche 26 octobre 2008

Voyage et voyage

Oeuvre d'Adam Dafalla. (Soudan)



Voyage : quête de cette contrée où l’altérité jouxte l’ipséité et où l’autre revient au même. Le voyage ? Cela qui rend manifeste la diversité et qui, pourtant, laisse voir à chaque fois que cela est semblable au même. L’autre revient au même assène le voyage. C’est sans doute ce qui explique en partie le spleen baudelairien que le voyage ne fait qu’accentuer.
Mais à la signification funeste du « Voyage » baudelairien, je préfère de loin la jubilation ou la persévérance des grands voyageurs. Je pense à Khusraw, ce voyageur persan qu’on ne lit plus depuis des siècles. Pendant sept ans, il a parcouru le monde, comme on parcourt un livre. Il cherchait une réponse à des questions comme : pourquoi cela est-il ? Que faut-il regarder ?

Nassir Khusraw
L’enjeu ontologique de ces questions n’empêchait pas Khusraw (celui d’avant le rêve qui causa sa conversion, celui qui alla à Maarat Noaman pour y rencontrer le grand poète Maari) d’aimer la soie, la poésie, le vin, les belles femmes et les merveilles du monde.
Le meilleur voyage : celui qu’on n’a pas entrepris, sans doute parce qu’il est affecté d’un coefficient désir qui l’inscrit dans une perspective de quête, d’appétit dira Baudelaire :
« Pour l’enfant amoureux de cartes et d’estampes,
L’univers est égal à son vaste appétit »
C’est sans doute pour la même raison que Baudelaire situe le référent de « L’Invitation au voyage » dans un pays qu’il n’a jamais visité : La Hollande.
Pourtant, il n’y a rien de plus exaltant que la découverte. Rien de plus engageant que la consistance du réel. Je voudrais dire avec Kenneth White, ce grand voyageur : « je préfère de loin les îles réelles aux îles imaginaires, tout comme je préfère les documents bruts aux versions romancées. »
Pourquoi voyage-t-on ? Pour voyager. Telle est la réponse baudelairienne car, pour le poète, le véritable voyage se passe d’alibi. Il est la réponse à une injonction venant de je ne sais où :
« Mais les vrais voyageurs sont cela seuls qui partent
Pour partir… »
Je reviens à Khusraw qui voyageait pour trouver du sens, des images correspondant à ce sens. Ecrivant ce texte, je n’ai pas cessé une seconde de penser aux rafiots de la mort. Cette jeunesse que la mer engloutit entre l’Afrique et l’Europe. Pour eux, le voyage est un mal onéreux né d’un rêve transformé en cauchemar.

jeudi 23 octobre 2008

La Note 105.





Je devais choisir un extrait de mon livre « Le Cours Baudelaire » portant sur le spleen, puis je me suis rétracté choisissant de reproduire ici la note infrapaginale n° 105. Note à laquelle je tenais beaucoup, comme je l’ai expliqué à mon éditeur d’alors.
Cette note porte sur le poème L’Albatros. Très rapidement : un poème dont les trois premières strophes sont un récit des petites misères que font les marins au « roi de l’azur » qui ne sait pas marcher. La quatrième strophe est un parallèle entre l’albatros et le poète, une révélation de la dimension allégorique du poème.
Voici le texte suivi de la note en question :

L'albatros
Souvent, pour s'amuser, les hommes d'équipage
Prennent des albatros, vastes oiseaux des mers,
Qui suivent, indolents compagnons de voyage,
Le navire glissant sur les gouffres amers.


A peine les ont-ils déposés sur les planches,
Que ces rois de l'azur, maladroits et honteux,
Laissent piteusement leurs grandes ailes blanches
Comme des avirons traîner à côté d'eux.


Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !
Lui, naguère si beau, qu'il est comique et laid !
L'un agace son bec avec un brûle-gueule,
L'autre mime, en boitant, l'infirme qui volait !

Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l'archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l'empêchent de marcher. (Charles Baudelaire)

105 :
Et je me laisse aller à cette parenthèse : naguère l’école offrait aux élèves d’apprendre les trois premières strophes de L’Albatros. Donc à douze ans, première lecture émue de ce texte. Naguère encore, les lycées offraient une lecture de l’intégralité du texte. A quinze ans, autre première lecture de l’intégralité du texte dans le cours de Mademoiselle Repelin (Où est-elle ?), révélant que l’albatros n’est pas l’albatros et que l’équipage n’est pas un équipage. Aujourd’hui, naguère est devenu jadis.

jeudi 16 octobre 2008

Jean Tardieu



Les trains Tardieu
(avec la négation comme corollaire syntaxique)

Je n’irai pas chercher les trains de Jean Tardieu dans l’évidente invisibilité de l’anagramme qui permettrait de trouver « chemin de fer » dans «Sur les chemins effacés ». Je n’irai pas non plus chercher les trains dans le subreptices évocations synecdotiques du type « fumée » qui rattacherait les trains de Tardieu à ceux qui enfument la gare de Saint-Lazare (Monet), ou du type « quai » qui serait une affiliation aux trains de Delvaux. (Je pense à cette inversion qu’il savait opérer selon laquelle ce n’est pas la jeune voyageuse qui attend le train mais l’inverse, revêtant de la sorte le train de toutes les significations funestes).
Il y a quelques trains dans Le Fleuve caché. Ils surgissent dans un contexte dialogué, dans une situation où prévaut la dualité. Situations controversées, problématiques voire énigmatiques que pourrait exemplifier le poème de Monsieur Monsieur dans une gémellité associant ipséité et altérité, distance et proximité ; pacifiant les dichotomies l’un /l’autre, l’ici/l’ailleurs, l’être/sa négation. Ils sont dans un train, comme dans le poème de Verlaine, Monsieur fait face à Monsieur, le paysage défile mais de manière toute relative donnant raison à la chose et à sa négation : « Comme ils sont face à face/chacun a ses raisons./ L’un dit les choses viennent/et l’autre : elles s’en vont ». De la fenêtre du train, se profile ce que la peinture italienne appelait une veduta mais si animée, si diversement animée que la paronymie (venir Vs s’en aller) se mue en synonymie. Le mouvement du train insinue que par delà toutes les discordes, tout revient au même. Chez Jean Tardieu, les trains sont régis par l’oxymore.
Dans un poème dédié au métropolitain, « Le chemin de fer urbain » est comparé à un monstre, dans un crescendo allant du ver de terre au serpent de mer en passant par la couleuvre. Comme chez Zola, le train est un monstre qui se présente de manière euphémique : l’expression « serpent de mer » pouvant être lue littéralement et dans tous les sens. Dans le même poème, le métro, tantôt aérien, tantôt souterrain, dit selon le poète l’avènement (la naissance) et la disparition. L’être et sa négation.
Ailleurs, le poète évoque « le train fou des énormes silences ». Archétype du monstre moderne, le train est préfiguration de l’enfer. Mais c’est un enfer qui se profile toujours sous le mode poétique. Pour employer un euphémisme, le train a toujours trait au ratage, à l’échec. Les trains ont propension à signifier le revers, surtout dès lors qu’il s’agit d’amours inaccomplies : « J’étais sur le quai,/elle dans le train ;/le train est parti,/et je suis resté/debout sur le quai ». Le train semble participer de cette poétique de la méprise, de l’erreur, de la déconvenue qui caractérise un recueil comme Monsieur Monsieur ou d’une manière générale, une écriture sensible à toutes les angoisses existentielles. Le train ne court pas à sa perte ; il concourt à la nôtre. Il a les mêmes significations que les présocratiques prêtaient au fleuve. Mais chez Jean Tardieu, ces trains sont surdéterminés par leur poéticité. Ce sont des objets, comme tous les mots, investis par les canons poétiques : ceux de l’oxymore, ceux de la comparaison et ceux de la métaphoricité. Le train est aptitude à représenter l’invisible. Dit autrement, il est allégorie. Figure mobilisant toutes les figures. Image enrôlant toutes les représentations. Est-ce à dire que l’objet poétique (en l’occurrence le train) est de signification funeste ? Relisant Jean Tardieu, on est enclin à penser que la poésie investit cette zone où l’être et l’être pour le néant sont contigus.

mardi 14 octobre 2008

Michel Deguy



A ce qui n’en finit pas


Prenons cette sentence de Mallarmé ainsi citée par Michel Deguy : “Ratés, nous le sommes tous ”, voilà un mot de Mallarmé qu’il faudrait méditer ” (150). Il s’agira moins de méditer le mot de Mallarmé que celui de Deguy. Se lisent dans l’injonction de Deguy les motifs qui structurent le thrène : l’échec, son universalité et la lecture. Le mot de Mallarmé est lu dans une perspective qui pense à Jankélévitch. “ Ratés,…” parce qu’un presque rien manque à notre salut et en même temps, à peine un rien sépare les naufragés que nous sommes de la Rédemption :
“le noyé parvient presque à s’agripper au quai, il s’en est fallu d’un centimètre, et son ultime et vain effort n’aurait pas été vain si…jusqu’à ce que le courant l’emporte, et la grande dalle liquide se referme ” (150). Le tragique, advient lorsque le salut est entrevu. Le tragique, c’est cela dont seul le conditionnel passé peut rendre compte.
“Ratés,…. ” par l’issue imparable qui advient nonobstant la perspective de salut qui se profile aux confins même de la perdition et par l’issue finale mais ratés nous le sommes tout autant par l’issue au sens liminal. Comme le “ seuil ”, l’“issue ” est tout à la fois dans l’incipit et dans le mot de la fin, dans la closule ; tout à la fois sortie et entrée. Et on trébuche en entrant, comme le personnage de Proust et comme le personnage de Proust, on trébuche à la sortie.
Echec partout.
Le motif se retrouve à tous les niveaux. Echec de l’union à être un antonyme de désunion, échec du drame personnel à être autre chose qu’un drame personnel, échec du deuil à être une commotion partageable.
“Ratés, nous le sommes tous ” morts ou vifs :
“Le je, et le moi, et leur corps sont disjoints, mal articulés de telle sorte que nous échouons en tant que vivants. &&&& L’homme nu s’excuse d’être tel ; honte, ou ce genre de sentiment ; comme si nous étions incarnés à la façon du dieu (ou métempsycosés par châtiment, comme un paria), et aurions pu avoir le choix, et qu’un sort ou démon nous eût traquenés ! Comme si Autre Chose était possible, ou avait failli être possible.” (164)
Notre conscience dissocie l’indissociable : le moi et le corps imbriqués, enchevêtrés. Nos langues dissocient ce qui est indissociable : le moi et le corps. Le hiatus entre le corps et sa conscience (“ moi ” est cela qui se sert du corps pour se dire) fragilise l’être, le culpabilise d’être même. Il manque peut être un mot aux langues pour dire une forme de conscience capable d’enrôler conscience et corps. Mais “Nos langues imparfaites ” est peut-être à corriger en “ nos existences sont imparfaites ”. Ce que notre conscience, cette honte qu’a le moi de se dire corps fait de nous comme des avatars dans les trappes de la vie (« trappes » pour penser au moine trappiste de Chateaubriand).
La question est de savoir ce qui peut soutenir le “ je ”, le faisant naître, l’arrachant à ceux qui l’ont fait naître et lui donnant ses premiers et ses derniers frémissements. L’autre car :
“L’amour qui survient par la voie passive suscite un usage de JE qui émancipe, “ fait quitter père et mère ” ; sortir de l’enfance.
Même Narcisse frissonne de se sentir frôlé, et dit JE. Il a failli entrer dans la réciprocité, devenir complément d’agent, celui par qui l’autre aurait été en étant aimé, rendant presque le service qu’il vient de recevoir ”
Il n’est plus question d’Echo ici, mais de l’image qui fut interdite à Narcisse et à tous. Pour ne pas mourir jeune, Narcisse doit se refuser son image et l’offre aux autres. Narcisse aurait pu ne pas mourir si jeune. Il devait ne pas se voir et en même temps il transportait avec lui l’irrépressible besoin d’autoscopie. Il échoue à se portraiturer. Encore un échec. Narcisse échoue dans ce “ commerce triangulaire ” entre le modèle, le peintre et la toile, ne peut mettre sur toile le modèle qu’il est par le peintre qu’il n’a pas pu être. Paradoxe de l’oracle de Tirésias : “à condition qu’il ne se regardât jamais ” dit-il, or nul ne peut être à l'abri de la tentation de se regarder bien qu'il ne soit pas donné au yeux de SE voir. Je ne puis me voir tel que vous me voyez mais ne puis me passer de me voir. Qui voit son visage sombre dans les sites du silence. L’autoscopie précipite l’issue. Et pourtant, nul ne peut vivre sans se faire image, sans l’image qui l’accompagne jusqu’au tombeau dont elle vient préfacer l’épitaphe. L’image : à quoi se mesure le passage du temps :
“Vieillir sur un sillage de photos est le sort le plus répandu ; la mort épingle l’une d’entre elles sur la tombe.
Ce visage superficiel que je déteste à l’instant dans la psyché, est-ce bien lui dont je regretterai dans un an le souvenir, effigie érodée à coups mystérieux ? ” (144)
Le deuil pousse vers les miroirs, vers l’échec autoscopique.

jeudi 2 octobre 2008

Presses Universitaires de Namur


Ce texte est un extrait d’un article qui paraîtra dans "REGARDS SUR LA POÉSIE DU XXe SIÈCLE" un ouvrage dirigé par Laurent FELS aux Presses Universitaires de Namur. Un ouvrage dirigé par Laurent FELS. Plus de 600 pages où sont présentées des figures majeures de la poésie du XXe siècle :Paul Celan - Blaise Cendrars - René Char - André Du Bouchet - T.S. Eliot - Nâzim Hikmet - - Philippe Jaccottet - Francis Jammes - Pierre Jean Jouve - Henri Michaux - Marcel Migozzi - Gaston Miron - Bernard Noël - Jacques Prévert - Pierre Reverdy - Saint-John Perse - Jude Stéfan - Marcel Thiry…



















Cendrars par Modigliani.

Blaise Cendrars : De la synecdoque

Jalel EL GHARBI


Soit cette phrase ouvrant la petite plaquette de Blaise Cendrars intitulée Profond aujourd’hui : « Je ne sais plus si je regarde un ciel étoilé à l’œil nu ou une goutte d’eau au microscope ». Cette phrase est à entendre comme pensant la parenté, celle de l’infiniment grand avec l’infiniment petit, celle de la proximité avec la distance et celle des diverses postures optiques. L’erreur est inscrite dans l’œil lui-même. On sait depuis Descartes ou – bien avant lui – depuis Al Ghazali, que nos sens nous induisent en erreur. Nous leurre encore ce qui prolonge ces sens, le microscope, par exemple. Il convient de remarquer combien Blaise Cendrars use de cet instrument. Tout se passe comme si un microscope invisible présidait à sa vision des choses. Par exemple cette comparaison : « Tu es comme un brin d’herbe grossi mille fois ». Précisons tout de suite que l’erreur n’est pas chose fautive dans la perspective de Cendrars qui, à maintes reprises, tente de la réhabiliter. Nous n’en voulons pour illustration que ce passage de Bourlinguer : « Sombre poésie de l’esprit, les mathématiques pures sont une mystique, une vérité qui n’est pas de ce monde, sinon sous forme spirituelle. Seule compte ici-bas l’erreur, c’est-à-dire le calcul intéressé, produit des mathématiques appliquées en vue de l’aménagement du monde idéal ». Et quelques pages plus loin, Cendrars revient sur ce même thème en faisant l’éloge de l’égarement inhérent au voyage et au livresque par : « ce qui induit le lecteur invétéré en erreur ». En prenant un raccourci, on peut dire qu’une des manifestations de la modernité serait cette confusion (erreur) possible entre le tout qu’est un « ciel étoilé » et la partie que constitue une « goutte d’eau au microscope ».
Mais dans ce développement, c’est rhétoriquement que nous voudrions entendre cette phrase de l’incipit de Profond aujourd’hui. À la relire, nous nous posons la question suivante : quelle est la figure de style qui dit le mieux ce battement proche/lointain et qui par là même suggère la proximité entre distance et proximité ?....

Laurent Fels, poète, chercheur et éditeur présente ainsi cet ouvrage collectif :



"Si le XXe siècle est l’une des époques les plus paradoxales de notre Histoire – à la fois générateur du progrès technique qui devait accroître la qualité de vie des hommes, et triste berceau de deux guerres mondiales qui n’ont cessé de multiplier ravages et victimes pendant presque trente ans –, il a produit un nombre considérable de poètes qui continuent d’intéresser un large public.Au fil des quelque 600 pages qui constituent le présent volume, les auteurs ont tenté de présenter chacun un poète du siècle dernier en essayant de mettre en évidence les particularités de sa poétique.Ce livre se veut donc moins une anthologie de tombeaux qu’une approche intellectuelle dont le but est d’éclairer une partie de la vie et de l’oeuvre des 33 poètes traités. »




Pour commander le volume :

Presses Universitaires de Namur
13, Rempart de la Vierge,
5000 Namur
Tél.: (0032) 81 72 48 84
Fax : (0032) 81 72 49 12
Courriel : pun@fundp.ac.be
ISBN : 978-2-930378-61-9
Prix : 30,00 euros