Notre ami l'écrivain Giulio-Enrico Pisani pubie dans le Zeitung Vum Lëtzebuerger cet article :
Comment n’aurais-je pas été profondément choqué par l’évidente blessure – une parmi tant d’autres – infligée par certains membres de l’autoproclamée intelligentsia européenne en général et française en particulier, au merveilleux sursaut révolutionnaire en Tunisie : celui de son peuple et, surtout, de sa jeunesse ? Mais quelle blessure ? J’y viens et – une fois n’est pas coutume – je n’en veux même pas plus que ça à la connerie de certains politiciens de bas étage qui encombrent l’avant-scène internationale et dont le silence tonitruant est le plus brillant des diplômes es veulerie. On a l’habitude. Et, de toute façon, ils sont désapprouvés par l’écrasante majorité des citoyens européens et français.(1) Cette fois je tiens surtout à dénoncer la lâcheté de ceux qui se considèrent plus ou moins comme l’élite pensante, le sel de la terre, ces intellectuels au sujet desquels nous interpelle un blogueur tunisien plus attristé qu’outré :
« Peut-on appeler révolution ce qui se passe en Tunisie ? Pourquoi en Europe il y a t-il des intellectuels qui refusent cette appellation et disent que ce n’est pas une révolution, mais une révolte, de simples émeutes...? »
Je vous dirai ma réponse, amis tunisiens, mais permettez-moi d’abord une brève digression sur ces fameux intellectuels ! « Nés » à l’époque du « J’accuse » de Zola, lors de l’affaire Dreyfus, en tant que force de remise en question sinon d’opposition aux pouvoirs établis, ils sombrent peu à peu à leur tour, depuis une quarantaine d’années, dans le convenu et le « convenable », le mainstream et le présentable mondain. Naguère marxistes, trotskistes, libertaires, anarchistes, communistes révolutionnaires, maoïstes et que sais-je encore, tous ces universitaires exaltés auxquels leurs parents bourgeois réactionnaires payaient souvent de confortables prébendes, n’ont pas hésité à jeter le bébé avec l’eau du bain pour retrouver la sécurité bourgeoise et la pensée convenue. C’est-à-dire qu’en même temps que du côté brouillon de leur agitation, ils se sont débarrassés de sa générosité, pour rejoindre le confort de leur classe et le chacun pour soi des bobos(2) bien-pensants.
Effectivement, avant les évènements qui ont bouleversé la Tunisie, sur son ignoble dictature, c’était motus et bouche cousue. Quelques ONG mises à part, quelques journalistes en marge des grands médias, rien qui puisse inquiéter le couple Ben Ali. Et le droit d’ingérence cher à Kouchner ? Oh, pas vis-à-vis de politiciens amis, comme Ben Ali, Bouteflika ou autres Moubarak. Les droits de l’homme en Tunisie ? « Ne brusquons rien ». « Tout cela finira par s’arranger ». « N’imposons pas notre idée d’une démocratie à l’occidentale ». « Il y a pire que Ben Ali ». Et caetera et caetera. Et quand ce n’était pas l’opportunisme, la veulerie, c’était au mieux le silence du grand bleu... blanc rouge et, au pire, une abjecte insulte au peuple tunisien qui a osé suivre la voie chantée par la Marseillaise.
Lorsque ce peuple courageux s’est enfin soulevé contre la dictature, après avoir longtemps inutilement scruté l’horizon démocratique européen et français à la recherche d’appuis politiques, au lieu de l’encourager, les autorités sarkoziennes proposent de l’amener à la raison, grâce à l’expérience de leurs forces de police spéciales. Mais tous connaissent aujourd’hui ces propos infâmes, les ont critiqués et commentés. Ce n’est pas la peine d’y revenir. Par contre, l’indifférence des intellectuels est autrement plus inquiétante pour l’âme de la jeunesse tunisienne. Elle n’a pas besoin d’eux, direz-vous ! C’est vrai qu’elle ne les a pas attendus. Heureusement. Mais il n’y a pas que ça. Je citais tantôt la Marseillaise ; mais c’est en fait tout un héritage culturel révolutionnaire et contestataire européen et français qui a inspiré les étudiants tunisiens et maghrébins.
Il ne s’agit pas que de 1789, 1848, 1871, de la Résistance ou de mai 68. C’est aussi Babeuf, Saint-Simon, Hugo, Vallès, Zola, Jaurès et j’en passe. Les luttes sont celles de chaque peuple particulier, mais les idées sont à tous. Les idées se renouvellent, évoluent ; de nouveaux penseurs les proclament et les transmettent. Mais qu’en est-il aujourd’hui des brillants soixante-huitards, comme le révolutionnaire l’ancien maoïste André Glucksmann, comme l’élève de Derrida et d’Althusser Bernard-Henri Lévy, ou comme l’adhérent de l’Union des étudiants communistes que fut Bernard Kouchner et tant d’autres ? Ne nous reste-t-il plus qu’à nous demander comme naguère Pete Seeger : « Que sont devenus les gars du temps qui passe ? / Que sont devenus les gars du temps passé » ?(3)
Jacques Dion non plus (4) n’est pas tendre dans Marianne pour ces intellectuels, que le PCF et la plupart des ouvriers avaient déjà démasqués en 1968. « Il y a des gens qui font profession d’indignation permanente, », écrit-il ; « des acharnés de la pétition, prêts à se mobiliser pour la moindre cause ; des professeurs de morale sans frontières ; des esthètes intransigeants de la cause humanitaire, surtout quand l’objet de leur courroux est géographiquement éloigné de l’hexagone. Or personne ne les entend à propos de ce pays très proche qu’est la Tunisie, ce pays francophone où un dictateur sénile agonise sous nos yeux, emporté par un peuple qui refuse de se coucher ».
Mais il y a eu heureusement quelques exceptions. En 2009, Daniel Cohn-Bendit fut de ceux qui dénoncèrent l’indifférence du gouvernement français face aux violations des droits de l’homme en Tunisie. Et, toujours en 2009, Nicolas Beau et Catherine Graciet publiaient aux Editions La Découverte « La régente de Carthage », où (je cite l’éditeur) « dans une atmosphère de fin de règne, la Tunisie du général président Zine el-Abidine Ben Ali a vu son épouse, Leila Trabelsi, jouer depuis plusieurs années un rôle déterminant dans la gestion du pays. Main basse sur la Tunisie : telle semble être l’obsession du clan familial de la « présidente », comme le relatent en détail les auteurs de ce livre, informés aux meilleures sources et peu avares en révélations. Du yacht volé à un grand banquier français par le neveu de Leila à la tentative de mainmise sur les secteurs clés de l’économie, les affaires de la famille Trabelsi se multiplient sur fond de corruption, de pillage et de médiocrité intellectuelle ».
Que le livre ait été interdit en Tunisie n’étonne personne ; qu’il ait révélé la surdité (pardon, malentendance) et la cécité (pardon, malvoyance) de la plupart des politiques est intéressant, mais qu’il ait été passé sous silence par les principaux intellectuels et par les médias autoproclamés « libres », est un comble. Décidemment, ni l’Europe ni la France, ces grandes donneuses de leçon urbi et orbi en « droits de l’homme », ne sortiront grandies de cette page d’histoire, même si elle est encore loin d’avoir été tournée. Car le peuple tunisien n’est pas dupe et comprend suffisamment qu’une révolution aboutissant à un cocktail Ghannouchi façon Kerenski n’en est pas une.
Alors, voilà ce que je réponds au blogueur choqué cité plus haut : « Ceux qui traitent ces remarquables semaines d’histoire tunisienne et humaine de simples émeutes, soulèvements ou révoltes populaires, sont des imbéciles. Mais il faut aussi considérer qu’une vraie révolution constitue par définition même un changement sociétal complet. Vous n’en êtes hélas pas encore là, amis tunisiens. Ce n’est qu’après coup, que l’on pourra juger s’il s’agit d’une révolution ou d’une tentative de révolution, pouvant avoir été étouffée dans le sang, soit implosée dans ses contradictions, soit récupérée par les forces réactionnaires moyennant quelques concessions. N’oubliez jamais que, si la démocratie peut vous paraître le nec plus ultra après 22 ans de dictature, elle n’est pas une fin en soi. Elle ne doit être qu’un moyen de garantir les libertés fondamentales et la justice sociale. Atteindre la démocratie est remarquable, mais ce n’est encore que la moitié du chemin ».
Et ce chemin est très long, plein d’embûches, de remises en cause rechutes. Voyez donc l’histoire de cette pauvre Europe depuis la révolution française. Rien n’est jamais acquis. Après avoir su éviter les récupérations pourries genre Directoire, il faut encore éviter de plonger dans les bras de nouveaux Napoléons, lorsque d’autre part, une radicalisation de la « révolution de jasmin » vers une véritable justice sociale risque d’appeler sur scène l’OTAN et les USA. Les États-Unis auraient en effet déjà fait pression pour que les communistes ne soient pas invités à participer au gouvernement provisoire et verraient d’un mauvais oeil un gouvernement trop progressiste remplacer la clique précédente.
*** 1) Démonstration dans « Mots Croisés » sur Télé France 2, où Henri Guaino, (conseiller spécial de Nicolas Sarkozy) a été durement pris à parti par Laurent Fabius, Cécile Duflot (Verts), François Lenglet (La Tribune), Radhia Nasraoui (Avocate, militante des Droits de l’Homme tunisienne) et même Laurence Parisot (Présidente du MEDEF).
2) bobos : contraction de « bourgeois bohèmes », proche du concept de « gauche caviar ».
3) tiré de la version française de « Where have all the flowers gone ? » de 1956 reprise plus tard par plusieurs chanteurs français sous le titre « Que sont devenues les fleurs ? ».
4) www. marianne2. fr/ Tuni sie-les-intellectuels-ne-pipent-mot_a201655.html
Giulio-Enrico Pisani