Brigitte Giraud : « Seulement la vie, tu sais »
Poétesse, témoin ou philosophe ? Peut-être est-elle un peu des trois, comme nous tous, mais peut-être un peu davantage et, surtout, un peu plus près du vécu, de son vécu... et pourquoi pas du tien, du nôtre ? Brigitte Giraud ob-serve la vie, la décortique, s’en imprègne, y bâtit ses rêves fous et ses engagements multiples sur un canevas surréaliste qui n’a rien de coercitif. La lecture ne doit pas être moins libre que l’écriture et le lecteur de « Seulement la vie, tu sais » (1) n’est pas censé être moins créatif que l’auteure. Elle, caméra au poing, la larme ou le sourire à l’oeil, chasse, capte, fixe les images et les évènements, s’en émeut, avant de les décomposer en ce qu’ils ont d’essentiel, mais aussi de secondaire, de ludique et qu’elle nous sert dans son livre, lorsqu’elle se met à y « ... Vider ses mains comme on renverse un sac de clous / sur une table... ». Vous, vous rassemblez ce qu’elle vous présente, y lisez des mots, tournez quelques pages, plaquez un ou deux accords et vous envolez, nouvel Aladin, sur mille et une notes et deux bonnes douzaines de feuilles que leur reliure n’empêchera pas de léviter au gré du vent de votre interprétation.
Sa quarantaine de trams et ses deux douzaines de trains ferraillants et sifflants – tortillards, Tégévés ou autres – sont loin de n’être que trams et trains filant à toute vitesse... du bon ou du mauvais coton. Ils forment ensemble un seul long train poétique entrecoupé de passages bringuebalants au-dessus du défilement des rails, pauses qui n’en sont pas, éphémères et redoutables – mieux vaut regarder par la vitre – permettant juste un brin de réflexion. Sur ces mouvantes sources d’inspiration et d’extrapolations infinies, vues de l’extérieur ou de l’intérieur, sur cette processionnaire fulgurante, Brigitte Giraud nous mène à un train d’enfer sur un chemin censé être droit, le long de rails qui ne le sont jamais, droits. « La ligne droite est une illusion de l’oeil... », nous confirme-t-elle, tout comme elle nous assure qu’« Il n’y a pas d’autre voie à suivre, / pas d’autre destination que la solitude ».
Les réflexions dont est tissée la poésie giraldienne – à moins que ce soient les réflexions de Brigitte qui sont tissées de poésie – c’est pour nous dire, pour te dire d’emblée, lectrice ou lecteur, que « Ce voyage a le goût du vide, / pendu sur une corde à songes... » et que « Le vide lape des braises mortes, / sous la peau. / Assis côté fenêtre, c’est toi. / Tu regardes la pluie zébrer la plaine, / courir sur la vitre... ». Dès lors, te voilà déjà en train de te laisser entraîner avec elle dans « Le train sous les tunnels, sur les ponts suspendus à des fils d’acier, / retenu à la terre par presque rien... » à moins qu’en te voiturant « Les trams, les tram-tram sillonnent la ville, la traversent. / Aiguillages de la cité. / Le tout relié à tout. / Les artères de la ville à tes artères et aux miennes... » et aux nôtres, à celles de tout le monde, tous sur le même bateau...
« Seulement la vie... » Seulement ? Rien que ça ? Excusez du peu ! C’est qu’il ne faut pas dormir pour la saisir au passage, la vie, selon Brigitte. Alors, quand elle te parle, à toi qui la lis, à « Toi, dans ce train venant du nord... » et précise, bien plus loin, qu’il s’agit du « TGV ligne ouest, n° 7324... », elle sait bien que « Tu voudrais dormir jusqu’à Bordeaux... », mais veut que tu continues à filer en ignorant les Parques, avant donc que « La voie se brise, rompue, au passage du train... ». Ne te souviens-tu pas en effet, qu’« Un jour, ton cheval à bascule avait perdu la tête » ? Il est vrai qu’on peut toujours avoir recours à l’éternité, ou, du moins, à une éternité « ... de baisers, / des souffles, / ton souffle comme baisers, / ou des étreintes à ne pas penser... ». C’est qu’elle n’a pas peur de l’amour, ni de se mouiller, Brigitte, chez qui « Il pleut des canaux, des bocages. / Ça verse à torrents. / Essore des chiffons sales. / Le ciel n’a pas d’alibi. / Pleut. Re-pleut. (...) Pleut. / Les grands bras (...) La terre déployée / Et tes bras, / Grands... »
« Seulement la vie, tu sais » est un récit plus cohérent qu’il ne peut sembler de premier abord. Surréaliste de style et de composition, il est cependant d’un réalisme plus authentique que ne l’est la réalité même et, par conséquent, à cent pourcent en prise avec la vie... selon Brigitte, bien sûr, ou selon n’importe qui, en fait, quoique à un pourcentage sans doute un peu inférieur. Quoi de plus réaliste, par exemple, que son tableau tout à la fois dantesque et – hélas – des plus quoti- diens, que sa vision flashée du train Paris-Bordeaux :
« Et sur le côté de la vitre, près de la portière, tu vois…
…des entrelacs de fils, des ferrailles tordues ou des croix, pareil, c’est pareil, des linges qui durcissent au vent, des morceaux d’étoffes t’es pas sûr, plutôt des fantômes d’oiseaux, des ailes d’oiseaux déchiquetées, des lambeaux de matières organiques, ce qui reste d’un bec, d’une patte, ou bien l’ongle d’un doigt. Une tente à deux pas des voies ferrées. Une, ou bien deux, des hommes dessous, et le bruit des trains pour tuer celui du froid. Ils font des feux. Tu as lu quelque part qu’ils faisaient des feux, tenaient leurs mains au-dessus d’un brasero, qu’ils s’en brûlaient les chairs, leurs peaux noires après presque toujours, la peau noire toujours sur la blessure, même après le froid et le brasero, la même blessure encore brûlante, même après le printemps, toujours le noir dans la peau, qui ne lâche rien de la peau, tache toute la paume et le charnu des doigts, trace une sorte de nuit et du froid, quand même c’est plein jour dans l’été qui brûle encore, un feu venu d’en haut cette fois, mais au creux des mains toujours une braise carbonisée et des cendres, comme une encre folle. » (2)
C’est presque du Vladimir Velickovic dans ses visions de guerre et de désolation, c’est presque du Picasso dans Guernica, c’est presque du Goya dans ses dessins horrifiques, en fait, c’est du Brigitte Giraud. Un chat est un chat. De plus, ici, c’est une autre guerre qui apparaît au grand jour, une guerre de tous les jours, dont rien ne montre aussi bien la réalité bouleversante de réalisme que le surréalisme de la poétesse. Son langage très libre, ainsi que son style ici fluide, là haché, ailleurs martelé, souvent percutant, donnent à ses visions une luminosité et une véracité qui se gaussent des fictions et ne peuvent laisser personne indifférent. « Et c’est tout un empilement de silhouettes, / des vies superposées à d’autres vies, / des divisions de particules évaporées d’un corps à / l’autre (...) des cheveux dépassant des capuches / et puis quoi d’autre que ce que chuchote le monde, / d’être là et rien d’autre... ».
Ce petit livre, où Brigitte Giraud nous mène à un rythme endiablé le long des voies ferrées de quelques pages de vie, rythme qui ne concède aux lecteurs que de rarissimes gares, arrêts ou pauses de réflexion (à eux de se les prendre !) n’est pas sa première publication, loin de là. Quatre ouvrages forment la partie émergée de l’iceberg créatif de Brigitte (notez le cousinage avec le présent titre) « Le désespoir amoureux de la vie - L’anorexie, un mystère galvaudé », Le Bord de l’eau éditions 2009 ; « Des ortolans et puis rien », Pleine page éditions 2002 ; « La nuit se sauve par la fenêtre » (Prix Jean Follain) Pleine page éditions 2006 ; « L’éternité, bien sûr », L’Harmattan 1999. Sculptrice aussi, peintre, photographe, cinéaste vidéo (3), collaboratrice de revues et magazines, auteure d’articles, de pièces de théâtre, d’interviews et de nouvelles, dont l’une a reçu le premier prix du Pays de Buch en 1992, tous les moyens et les supports lui sont bons pour laisser exploser son éruptivité créatrice.
Brigitte Giraud, qui vit et travaille à Bordeaux, a également participé à des ouvrages collectifs, comme « La Mémoire contre la nuit » aux éditions du Passant en 1997, « Villes au bord du monde » aux éditions Le Jardin d’essai en 2000 et « L’instituteur » aux éditions Delphine Montalant en 2007. En 2010 elle crée la dramaturgie d’un spectacle théâtral, « L’avenir dure longtemps », avec le théâtre des Tafurs dont elle est Présidente, spectacle produit au Globe Théâtre, ainsi qu’à la Maison Cantonale de Bordeaux-Bastide. Puis elle crée « Pourquoi tu ne tournes plus ? » mis en scène en 2012 par la Compagnie du Petit Rien. Je voudrais en outre signaler son blog, http://paradisbancale.over-blog.com, ainsi que son site http://paradisbancale.over-blog.com/pages/ Mon_site_ perso-1854148.html, où l’on peut notamment trouver ses peintures, sculptures et vidéos. Et e conclus en laissant une fois de plus la parole à l’auteure, car « ... L’heure approche, tu sais, / où il faudra quitter le tram et le train, / embarquer ailleurs, / où les lieux n’importent pas plus que le « rien », / et où le « rien », / comme l’amour, / n’est pas un lieu. »
Brigitte Giraud lira et signera son livre samedi 10 mars à 17h, au Marché de la poésie, Place Notre-Dame, sous la houlette de la librairie Olympique, rue Rode, halle des Chartrons, Bordeaux (http:// marchedelapoesie.blogs.sudouest.fr/). Elle le dédicacera aussi à l’Escale du livre du 30 au 1 avril, Place André Meunier, Quartier Sainte-Croix, Bordeaux.
*** 1) Dans la Collection Pour un Ciel désert aux Éditions Rafael De Surtis, 7 rue Saint-Michel, F-81170 Cordes sur ciel, 2012, 55 pages – 15 €.
2) Dans le livre ce texte est inscrit en vers libres. Je ne pense pas en trahir l’esprit en le présentant, pour des raisons d’économie de place rédactionnelle, en texte continu, ce qui ne diminue en rien sa dramaturgie.
3) C’est notamment grâce à sa vidéo-interview que j’ai pu réaliser mon article « Salah al Hamdani ou... L’exilé (qui) se couche seul entre les lignes de l’histoire » (www.zlv.lu/spip/spip.php ?article2852)
Giulio-Enrico Pisani