mercredi 29 février 2012

Brigitte Giraud par Giulio-Enrico Pisani.

Brigitte Giraud : « Seulement la vie, tu sais »

Poétesse, témoin ou philosophe ? Peut-être est-elle un peu des trois, comme nous tous, mais peut-être un peu davantage et, surtout, un peu plus près du vécu, de son vécu... et pourquoi pas du tien, du nôtre ? Brigitte Giraud ob-serve la vie, la décortique, s’en imprègne, y bâtit ses rêves fous et ses engagements multiples sur un canevas surréaliste qui n’a rien de coercitif. La lecture ne doit pas être moins libre que l’écriture et le lecteur de « Seulement la vie, tu sais » (1) n’est pas censé être moins créatif que l’auteure. Elle, caméra au poing, la larme ou le sourire à l’oeil, chasse, capte, fixe les images et les évènements, s’en émeut, avant de les décomposer en ce qu’ils ont d’essentiel, mais aussi de secondaire, de ludique et qu’elle nous sert dans son livre, lorsqu’elle se met à y « ... Vider ses mains comme on renverse un sac de clous / sur une table... ». Vous, vous rassemblez ce qu’elle vous présente, y lisez des mots, tournez quelques pages, plaquez un ou deux accords et vous envolez, nouvel Aladin, sur mille et une notes et deux bonnes douzaines de feuilles que leur reliure n’empêchera pas de léviter au gré du vent de votre interprétation.
Sa quarantaine de trams et ses deux douzaines de trains ferraillants et sifflants – tortillards, Tégévés ou autres – sont loin de n’être que trams et trains filant à toute vitesse... du bon ou du mauvais coton. Ils forment ensemble un seul long train poétique entrecoupé de passages bringuebalants au-dessus du défilement des rails, pauses qui n’en sont pas, éphémères et redoutables – mieux vaut regarder par la vitre – permettant juste un brin de réflexion. Sur ces mouvantes sources d’inspiration et d’extrapolations infinies, vues de l’extérieur ou de l’intérieur, sur cette processionnaire fulgurante, Brigitte Giraud nous mène à un train d’enfer sur un chemin censé être droit, le long de rails qui ne le sont jamais, droits. « La ligne droite est une illusion de l’oeil... », nous confirme-t-elle, tout comme elle nous assure qu’« Il n’y a pas d’autre voie à suivre, / pas d’autre destination que la solitude ».
Les réflexions dont est tissée la poésie giraldienne – à moins que ce soient les réflexions de Brigitte qui sont tissées de poésie – c’est pour nous dire, pour te dire d’emblée, lectrice ou lecteur, que « Ce voyage a le goût du vide, / pendu sur une corde à songes... » et que « Le vide lape des braises mortes, / sous la peau. / Assis côté fenêtre, c’est toi. / Tu regardes la pluie zébrer la plaine, / courir sur la vitre... ». Dès lors, te voilà déjà en train de te laisser entraîner avec elle dans « Le train sous les tunnels, sur les ponts suspendus à des fils d’acier, / retenu à la terre par presque rien... » à moins qu’en te voiturant « Les trams, les tram-tram sillonnent la ville, la traversent. / Aiguillages de la cité. / Le tout relié à tout. / Les artères de la ville à tes artères et aux miennes... » et aux nôtres, à celles de tout le monde, tous sur le même bateau...
« Seulement la vie... » Seulement ? Rien que ça ? Excusez du peu ! C’est qu’il ne faut pas dormir pour la saisir au passage, la vie, selon Brigitte. Alors, quand elle te parle, à toi qui la lis, à « Toi, dans ce train venant du nord... » et précise, bien plus loin, qu’il s’agit du « TGV ligne ouest, n° 7324... », elle sait bien que « Tu voudrais dormir jusqu’à Bordeaux... », mais veut que tu continues à filer en ignorant les Parques, avant donc que « La voie se brise, rompue, au passage du train... ». Ne te souviens-tu pas en effet, qu’« Un jour, ton cheval à bascule avait perdu la tête » ? Il est vrai qu’on peut toujours avoir recours à l’éternité, ou, du moins, à une éternité « ... de baisers, / des souffles, / ton souffle comme baisers, / ou des étreintes à ne pas penser... ». C’est qu’elle n’a pas peur de l’amour, ni de se mouiller, Brigitte, chez qui « Il pleut des canaux, des bocages. / Ça verse à torrents. / Essore des chiffons sales. / Le ciel n’a pas d’alibi. / Pleut. Re-pleut. (...) Pleut. / Les grands bras (...) La terre déployée / Et tes bras, / Grands... »
« Seulement la vie, tu sais » est un récit plus cohérent qu’il ne peut sembler de premier abord. Surréaliste de style et de composition, il est cependant d’un réalisme plus authentique que ne l’est la réalité même et, par conséquent, à cent pourcent en prise avec la vie... selon Brigitte, bien sûr, ou selon n’importe qui, en fait, quoique à un pourcentage sans doute un peu inférieur. Quoi de plus réaliste, par exemple, que son tableau tout à la fois dantesque et – hélas – des plus quoti- diens, que sa vision flashée du train Paris-Bordeaux :
« Et sur le côté de la vitre, près de la portière, tu vois…
…des entrelacs de fils, des ferrailles tordues ou des croix, pareil, c’est pareil, des linges qui durcissent au vent, des morceaux d’étoffes t’es pas sûr, plutôt des fantômes d’oiseaux, des ailes d’oiseaux déchiquetées, des lambeaux de matières organiques, ce qui reste d’un bec, d’une patte, ou bien l’ongle d’un doigt. Une tente à deux pas des voies ferrées. Une, ou bien deux, des hommes dessous, et le bruit des trains pour tuer celui du froid. Ils font des feux. Tu as lu quelque part qu’ils faisaient des feux, tenaient leurs mains au-dessus d’un brasero, qu’ils s’en brûlaient les chairs, leurs peaux noires après presque toujours, la peau noire toujours sur la blessure, même après le froid et le brasero, la même blessure encore brûlante, même après le printemps, toujours le noir dans la peau, qui ne lâche rien de la peau, tache toute la paume et le charnu des doigts, trace une sorte de nuit et du froid, quand même c’est plein jour dans l’été qui brûle encore, un feu venu d’en haut cette fois, mais au creux des mains toujours une braise carbonisée et des cendres, comme une encre folle. » (2)
C’est presque du Vladimir Velickovic dans ses visions de guerre et de désolation, c’est presque du Picasso dans Guernica, c’est presque du Goya dans ses dessins horrifiques, en fait, c’est du Brigitte Giraud. Un chat est un chat. De plus, ici, c’est une autre guerre qui apparaît au grand jour, une guerre de tous les jours, dont rien ne montre aussi bien la réalité bouleversante de réalisme que le surréalisme de la poétesse. Son langage très libre, ainsi que son style ici fluide, là haché, ailleurs martelé, souvent percutant, donnent à ses visions une luminosité et une véracité qui se gaussent des fictions et ne peuvent laisser personne indifférent. « Et c’est tout un empilement de silhouettes, / des vies superposées à d’autres vies, / des divisions de particules évaporées d’un corps à / l’autre (...) des cheveux dépassant des capuches / et puis quoi d’autre que ce que chuchote le monde, / d’être là et rien d’autre... ».
Ce petit livre, où Brigitte Giraud nous mène à un rythme endiablé le long des voies ferrées de quelques pages de vie, rythme qui ne concède aux lecteurs que de rarissimes gares, arrêts ou pauses de réflexion (à eux de se les prendre !) n’est pas sa première publication, loin de là. Quatre ouvrages forment la partie émergée de l’iceberg créatif de Brigitte (notez le cousinage avec le présent titre) « Le désespoir amoureux de la vie - L’anorexie, un mystère galvaudé », Le Bord de l’eau éditions 2009 ; « Des ortolans et puis rien », Pleine page éditions 2002 ; « La nuit se sauve par la fenêtre » (Prix Jean Follain) Pleine page éditions 2006 ; « L’éternité, bien sûr », L’Harmattan 1999. Sculptrice aussi, peintre, photographe, cinéaste vidéo (3), collaboratrice de revues et magazines, auteure d’articles, de pièces de théâtre, d’interviews et de nouvelles, dont l’une a reçu le premier prix du Pays de Buch en 1992, tous les moyens et les supports lui sont bons pour laisser exploser son éruptivité créatrice.
Brigitte Giraud, qui vit et travaille à Bordeaux, a également participé à des ouvrages collectifs, comme « La Mémoire contre la nuit » aux éditions du Passant en 1997, « Villes au bord du monde » aux éditions Le Jardin d’essai en 2000 et « L’instituteur » aux éditions Delphine Montalant en 2007. En 2010 elle crée la dramaturgie d’un spectacle théâtral, « L’avenir dure longtemps », avec le théâtre des Tafurs dont elle est Présidente, spectacle produit au Globe Théâtre, ainsi qu’à la Maison Cantonale de Bordeaux-Bastide. Puis elle crée « Pourquoi tu ne tournes plus ? » mis en scène en 2012 par la Compagnie du Petit Rien. Je voudrais en outre signaler son blog, http://paradisbancale.over-blog.com, ainsi que son site http://paradisbancale.over-blog.com/pages/ Mon_site_ perso-1854148.html, où l’on peut notamment trouver ses peintures, sculptures et vidéos. Et e conclus en laissant une fois de plus la parole à l’auteure, car « ... L’heure approche, tu sais, / où il faudra quitter le tram et le train, / embarquer ailleurs, / où les lieux n’importent pas plus que le « rien », / et où le « rien », / comme l’amour, / n’est pas un lieu. »
Brigitte Giraud lira et signera son livre samedi 10 mars à 17h, au Marché de la poésie, Place Notre-Dame, sous la houlette de la librairie Olympique, rue Rode, halle des Chartrons, Bordeaux (http:// marchedelapoesie.blogs.sudouest.fr/). Elle le dédicacera aussi à l’Escale du livre du 30 au 1 avril, Place André Meunier, Quartier Sainte-Croix, Bordeaux.
*** 1) Dans la Collection Pour un Ciel désert aux Éditions Rafael De Surtis, 7 rue Saint-Michel, F-81170 Cordes sur ciel, 2012, 55 pages – 15 €.
2) Dans le livre ce texte est inscrit en vers libres. Je ne pense pas en trahir l’esprit en le présentant, pour des raisons d’économie de place rédactionnelle, en texte continu, ce qui ne diminue en rien sa dramaturgie.
3) C’est notamment grâce à sa vidéo-interview que j’ai pu réaliser mon article « Salah al Hamdani ou... L’exilé (qui) se couche seul entre les lignes de l’histoire » (www.zlv.lu/spip/spip.php ?article2852)
Giulio-Enrico Pisani

dimanche 26 février 2012

Carnaval. Poème de Giulio-Enrico Pisani

OEuvre de Abdelhamid Hanafi
Carnaval

J’aime l’exubérance de tes folles farandoles.
J’aime tes mulâtresses qui dansent presque nues.
J’aime tes couleurs vives, tes plumes, tes filles folles.
Je pleure les morts qui restent, une fois les chants tus.

J’aime le mystère de tes masques raffinés.
J’adore tes femmes que leur mystère rend belles,
Tes reflets sur l’eau, sur tes robes satinées,
Mais non la pourriture que ta lagune récèle.

J’aime ta gaieté de princesse du Rhin.
J’adore tes Mädel qui me tirent la langue.
J’aime tes chariots dorés, ta bière et ton vin,
Mais non ton rire gras, ni tes vulgaires harrangues.

Rio, Venise, Cologne et vous tous, autres lieux,
Où foules abhorrées faites d’hommes, de femmes que j’aime
Fêtent les rémanences barbares des anciens dieux,
À votre stupre je mêle rire et blasphèmes.


mardi 21 février 2012

Anne Calife, S'il y a un mur...

S’il y a un mur…
Anne Calife

À ma table, j’ordonnais flegmatiquement quinze ans de notes éparses. Soudain ce mail de Mohammed Benchaabane, âpre militant des droits de l’homme.
-« Aurais-tu été intéressée, si je t’avais invitée pour ce séjour du 24 au 28 février ? ». Mohammed fait allusion aux camps de réfugiés sahraouis, perdu dans le Sahara occidental. Aurais-tu, je reçois encore confusément ce message sous le mode conditionnel. Nous sommes le 19 février. Réponse de ma part « si tu me l’avais proposé, bien sûr, je serais venue » avec cette distance toute convenue du conditionnel. Mail réponse. Immédiateté d’une réalité et d’un présent qui n’ont que faire du conditionnel
-« As-tu un passeport en cours de validation ? »
Soudain tout me revient ; brutalement, abruptement : depuis combien d’années, de mois, devais-je aller là-bas ? . Mohammed m’explique ou plutôt me réexplique, les camps de Sahraouis, aidés seulement par l’aide humanitaire internationale. Silence.
Je demande.
-« Est-ce que l’on verra le mur entre le Maroc et l’Algérie ? »
Question égoïste, question idiote. Car je me souviens. J’avais voulu voir avant son édification complète, le mur en Israël, « enveloppe autour » de Jérusalem. Et j’avais vu. Le mur, bien sûr, charpente colossale de mètres cubes de béton. Jusqu’à huit mètres de haut, 700 kilomètres de long, deux millions d’euros par kilomètres. Des chiffres, de l’inorganique, comme ces barbelés, ces checkpoints. Mais j’avais vu aussi défiler des pitoyables, lamentables, colonnes de femmes, d’hommes, attendant sans fin, sous le soleil, jugulées d’uniformes kakis et de mitraillettes.
Google images. Tentes piteuses perdues dans le sable. Les images, je ne les crois ni ne les crains, ayant compris depuis longtemps qu’elles alimentaient une part confortable du spectateur . Mieux vaut aller voir par soi-même. Google map. Sur la carte, de haut, je vois le trait brun du mur séparant le Maroc et l’Algérie, absolument rectiligne, absolument mauvais. Plus de deux mille kilomètres. Je hais les murs. Je déteste les séparations. Qui dit « mur » dit « on ne parle plus » ; qui dit « mur » dit « forts contre faibles » ; qui dit « mur » dit « tu n’es pas un homme », « tu es un animal ».
Un mur, c’est la fin de l’homme.
Tandis que je cherche le passeport, que je remplis le visa, des pensées me traversent en diagonales folles de toute part, véritables secousses électriques. Si longtemps que je n’avais pas écrit sur les hommes, les droits de l’homme, la liberté tout simplement - mot indécent aujourd’hui avec la « crise ». Si longtemps que je n’abordais plus ces sujets en écriture… Mon pèlerinage à la rue (si, c’est le mot juste) remonte à 2004. Le voyage en Palestine, c’était en 2008. Nous sommes en 2012 : tous les quatre ans, on dirait que j’atterris dans la réalité et décolle avec mes idées.
Silence face à l’écran. Je reprends mes notes sur la Palestine. Et j’entends --ou plutôt, je réentends, car c’est devenu habitude --mes idées. Mon idée, je l’ai déjà dit est effroyablement banale : s’il y un mur…il faut que j’aille voir . C’est tout. Mais une idée, une conviction, c’est grand, c’est fort ; une fenêtre ouverte sur l’espace. Une idée, ça aère toute une maisonnée, pis que les tuiles s’envolent.
Au début, ça me faisait un peu peur ces idées folles ; avec le temps, je me suis aperçu qu’elles étaient bien au-dessus de la raison ; qu’elles parlaient, pouvaient diriger seules de grands axes de vie. Qu’elles étaient à l’origine de ce mail soudain, de ces hommes qui agissent.
Il faut suivre les idées folles, les graines folles parce qu’elles font germer des plantes raisonnables et pures.
Dès qu’on ouvre la boite multicolore de l’idée folle à une autre personne, généralement, elle s’écrie :
- « Enfin, qu’est-ce que tu vas faire là-bas ? », me lance-t-on, élevant, haut le son, sur le « a ». Je contemple sans le voir, mon interlocuteur, un Marocain. Je l’entends sans l’écouter.
Il reprend, virulent :
-« Toi, t’es écrivain. Tu fais PAS de la politique. »
Qu’il soit marocain, ou d’une autre nationalité, qu’il défende certainement son pays, je le respecte. Silence. J’ai pour habitude de laisser parler, de superposer sur les paroles, le fil de mes pensées. Ce n’est pas politique, c’est une obsession, ai-je pensé face à lui.
Oui, une obsession.
J’entendrai aussi.
- « Tu es folle ! Ne te mêle pas de ça. »
Ou :
-« Reste à l’écart de tout ça. Dossier chaud , ça pique ».
Les expressions parlent, seules, piquer, brûler . Aussitôt je sens, je sais les balles, les chaînes, les barbelés. Je sais. Je connais, ce schéma que répète l’histoire : murs, territoires, frontières. On dirait que cela ne cessera jamais. Terres convoitées/ guerres qui laissent des marques indélébiles/ morts de part et d’autre des deux camps . Génération après génération, conflit sur conflit, mort après mort, la terre arrachée par deux camps adverses se transforme en pauvre morceau de tissu, déchirée, puis déchiquetée, déjà en lambeaux. Lambeaux, oui, guenilles , que personne ne peut plus enfiler. On oublie trop vite que sur cette terre, vivent, survivent, des enfants, des femmes, des hommes, nus et grelottants, avec pour seul abri, cette terre de chiffons et de haillons. Que personne ne veut plus raccommoder.
Déterminer le-pourquoi-du comment, choisir un camp ou un autre, c’est -- peut-être -- de la politique. Mais. Regarder la peau nue d’un enfant, dont la seule erreur fut de naître là, sur cette terre trouée, c’est rester un homme. Tout simplement.
Alors, bien sûr, que chacun brandit son avis avec de grandes leçons bien scandées, bien ficelées. Tout le monde.
Mais, qui souhaiterait être à leur place ?
Personne.

Anne C A L I F E

Droits d’auteur soumis à autorisation Fondation Menthol House Publishing contact @the-menthol-house.com

dimanche 19 février 2012

Poème, poesia tradotto da Pina Isopo


Je pourrais facilement fermer les yeux
Reconnaître la page et non pas le livre
L'escale et non pas le voyage
Le sourire et non pas l'Amour
Je pourrais ne plus ouvrir
Ni la fenêtre, ni le hublot, ni le livre
Et me dire c'est elle.

Potrei facilmente chiudere gli occhi
Riconoscere la pagina e non il libro
Lo scalo e non il viaggio
Il sorriso e non l’Amore
Potrei non aprir più
Né la finestra, né l’oblò, né il libro
E dirmi è lei.

vendredi 10 février 2012

Où l'on voit Giulio-Enrico Pisani s'enthousiasmer pour un peintre

Michel Loth : genèse à La Galerie


Au bout de soixante ans de visites muséales et d’une petite décade de recensements d’expositions d’artistes peintres, j’en étais sottement arrivé à penser que le sommet de l’expressivité et de la puissance évocatrice avaient été atteints en peinture abstraite par Michèle Frank et Anton Huber. (1) Quelle prétention, que la mienne! J’avais une fois de plus raté l’occasion de me souvenir du «Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve votre philosophie» de Shakespeare dans Hamlet. Et ça, il ne me fallut qu’un instant pour le comprendre, ce 1er février à sept heures du soir, devant la fenêtre de La Galerie (2), au 26 d’une rue du Curé déjà fort sombre, et, du même coup réaliser face à cette vitrine éclairée a giorno toute la portée de l’expression «fiat lux» (et la lumière fut / que la lumière soit) inscrits par je ne sais qui dans la Genèse. Soit, amis lecteurs, c’est le bon droit de chacun de croire ou de ne pas croire à ce que raconte la Bible, mais il est impossible de ne pas être saisi par la fulgurance d’un spectacle dont l’abstraction n’est abstraite que pour le passant dépourvu d’imagination, pour autant que ça existe…
En effet, tout comme dans l’«À chacun sa vérité» de Pirandello, à la liberté du créateur répond ici celle du découvreur. C’est à chacun son spectacle, bien sûr, et aussi à chacun sa propre faculté de transformer la puissance évocatoire de l’oeuvre selon sa propre perception et à sa manière; c’est-à-dire que l’artiste ne lui impose, ne lui suggère même rien; il l’oriente tout au plus. Il ne lui offre que la possibilité de retrouver sur sa toile un bouquet d’émotions et de souvenirs qu’il recombine et explose devant ses yeux – excusez du peu – en un feu d’artifice époustouflant. En ce qui me concerne – c’est ma perception personnelle, rien de plus – ce tableau, sans titre, mais nommé selon sa date de création «21.08.11», il me semble que Michel Loth ait voulu y dépeindre le feu s’emparant de la terre pour la transformer en océan de magma en fureur.
Notez, contrairement à ce que cherchait un figuratif exo-réaliste comme Turner, préfigurateur reconnu des impressionnistes, mais en fait déjà porteur de l’abstraction romantique, par exemple dans son«Paysage avec une rivière et une baie dans le lointain» de 1845, ce n’était sans doute pas son intention. Mais qu’importe! À présent que l’oeuvre a échappé à son créateur; l’artiste c’est le passant, c’est vous, c’est moi. Nous nous en imprégnons et l’interprétons chacun selon notre propre sensibilité et les échos que l’oeuvre soulève dans notre subconscient. Comment moi, par exemple, n’y verrai-je pas l’imprudent Phaéton, le fils d’Hélios? Phaéton, le jeune insensé, qui emprunta le char de feu paternel et qui, ne parvenant pas à le maîtriser, se rapprocha trop de la terre, au point de l’incendier? (3) Heureusement que Jupiter, appelé au secours par Gaïa, la Terre, foudroya Phaéton et arrêta in extremis la course du char fou. Le corps embrasé de Phaéton tomba dès lors à travers l’espace et atterrit... – tenez-vous bien! – dans la vitrine de La Galerie.
J’entre donc, curieux de savoir quel autre cataclysme céleste ou tellurique m’attend à l’intérieur. Mais non, j’y trouve, tout au contraire, un premier signe de retour à une certaine normalité. C’est «29.10.09». Le feu est retourné au soleil, et si l’océan, encore violet de colère à cause de la peur endurée, déchaîne toujours ses flots dans un impétueux gonflement de houle quasi-monochrome, sa colère est de celles que tout un chacun, surpris en pleine mer par un grain furieux, a pu connaître. Il me semble encore entendre Alain Jégou, le marin poète, chanter au large de Keller Vihan que «Souvent, après les grands coups de vent, la mer gronde et râle comme un animal agonisant. Son cri rauque et ses roulements de corps meurtri perturbent âprement et font souffrir toutes pensées fragiles...» (4). Et le miracle pictural de se renouveler un peu plus loin, où une nouvelle tempête de feu nous invite à persévérer dans notre découverte de la magie lothienne.
Les toiles de Michel Loth sont autant de symphonies dont les notes, motifs et effets – camaïeux, mats, pastels ou flamboyants, traits larges et légers comme la houle ou les tempêtes solaires, mais fracturés ci et là à la limite du pointillisme, luminosité omniprésente –, motifs et effets donc, sont en perpétuel mouvement. Animés par la baguette d’un directeur d’orchestre invisible, ils entraînent le spectateur fasciné d’une oeuvre à l’autre dans la jouissance d’une harmonie visuelle qui ne nécessite aucune explication. Certes pourra-t-il voir comme moi en «17.10.11» l’entrée de l’enfer, ou ailleurs un cirque alpin, ou ailleurs encore quelque autre spectacle imaginé. Mais est-ce vraiment nécessaire? Certainement pas, car la beauté des tableaux de Michel Loth n’exige ni raison critique, ni critiques raisonnées ou explications savantes telles que vous pourrez en lire tout votre soul en fouinant sur Internet. Voir ses peintures, c’est les aimer, tout simplement.
Claude Truchi et Lise Bizarri, directeur et directrice de La Galerie, qui se réjouissent de votre visite, nous apprennent dans leur documentation, que Michel Loth est né à Saint-Avold en 1953 et qu’aujourd’hui il vit et travaille dans le village de Riquewihr situé au coeur du vignoble Alsacien. Et ils précisent, en citaant Emmanuel Decroix, que «Longtemps, l’artiste a été écartelé par l’opposition de la dualité, ou plutôt ce qu’il croyait être telle. Il a dépassé le seuil des relations rudimentaires à deux dimensions, bipolaires: gauche-droite, haut-bas, rapide-lent, chaud- froid et la plus grande dyade, mâle-femelle. Chacune de ses oeuvres était une version plus ou moins grande en relation avec l’une de ces polarités. Aujourd’hui, il a atteint un degré élevé de maturité. Il a découvert la troisième partie de la trinité pour atteindre l’unité. Il exprime à la fois le conscient, l’inconscient et le subconscient. Il représente en même temps le corps, l’esprit et l’âme. Synchrone dans son art, il fait jaillir simultanément la matière, l’énergie et l’éther. Le passé, le présent et le futur ne sont plus qu’un...».
Ces mots ont-ils été écrits en 2003, à l’occasion de la précédente exposition de Michel Loth à La Galerie? Ou plus tôt encore? Quoiqu’il en soit, plus de huit ans ont passé. À la maturité ajoutez aujourd’hui la plénitude, encore que… étrangement, non dépourvue d’une certaine nervosité graphique. L’artiste se chercherait-il encore? Je pense que oui. Aucun artiste ne saurait être toujours égal à lui-même, et celui qui cesse de se remettre en question, qui cesse de chercher, de se chercher, renonce du même coup à créer, ce qui n’est certainement pas le cas de Michel Loth et de sa sempervirence créative. Un spectacle, mieux, un évènement à ne pas manquer!
***
1) V. notamment mes articles dans Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek: www.zlv.lu/spip/spip.php?article4992 et www.zlv.lu/spip/spip.php?article4992 sur Michèle Frank, et www.zlv.lu/spip/spip.php?article4066 sur Anton Huber.
2) La Galerie, Luxembourg centre, 26, rue du Curé (à deux pas de la Place d’Armes), expo Michel Loth jusqu’au 3 mars, de lundi à vendredi de 14 à 18h30, samedi de 14h30 à 18h.
3) Hélios: dieu soleil (mythologie grecque). On peut lire un bon résumé de la légende de Phaéton selon Ovide, Métamorphoses, Livre II, sur http://bcs.fltr.ucl.ac.be/metam/met02/m02-plan.html.
4) Dans Ikaria L0686070, Blanc Silex éditions, 2004.
Giulio-Enrico Pisani. Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek.
 Donnerstag 9. Februar 2012

mercredi 8 février 2012

Poème d'Aragon sur Sakiet Sidi Youssef

Le 8 février 1958, l’aviation française bombardait le village tunisien de Sakiet Sidi Youssef où s’abritaient les soldats du FLN. On dénombra 70 morts et 80 blessés.
Louis Aragon a immortalisé ces évènements dans ce poème : 


ECHARDES

Essayez de faire entrer dans un vers français

Ce mot comme un poignard Sakiet-Sidi-Youssef

I

Cesse donc de gémir Rien de plus ridicule

Qu’un homme qui gémit

Si ce n’est un homme qui pleure

II

Je me promène avec

Un couteau d’ombre en moi

Je me promène avec

Un chat dans ma mémoire

Je me promène avec

Un pot de fleurs fanées

Et des photos jaunies

Je me promène avec

Un vêtement irréparable

Je me promène avec

Un grand trou dans mon cœur

III

Crois moi

Rien ne fait si mal qu’on pense

IV

Plus le poème est court

Plus il entre en la chair

V

Il faut chasser de la cité ce poète

Il n’ya pas dans la cité de place

Pour l’exemple de la douleur

VI

Nous avons tout fait pour ceux qui étouffent

Tout fait pour ceux qui demandent de l’air

Construit sur la nuit des fenêtres

Ouvert partout des dispensaires

Epargnez-nous ce bruit de plaintes

VII

Il n’ya jamais rien de si beau qu’un sourire

Et même avec un visage défiguré

N’as-tu pas souci d’être beau

VIII

Portez ailleurs ces pas blessés

IX

Comme vous avez raison de détourner les yeux

De ce qui saigne

X

Tout est parfaitement à sa place

Ou tout au moins tout y sera

XI

Mendiant

Lave ta main tendue

XII

Qui dit J’ai mal

Oublie les autres

XIII

Il ne suffit pas de se taire

Il faut savoir dire autre chose

XIV

Maudite soit la plante

Qui ne réjouit pas les yeux

Le poète n’a pas le droit

D’ainsi demeurer sans fleurir

XV

Il n’est pas de plaie

Qu’un peu de fard

Ne fasse bouche

De cri qu’on ne puisse infléchir

Le seul crime est la discordance

XVI

Je parle aussi pour ceux qui ne peuvent dormir

Ils ne sont pas seuls si je leur ressemble

Je parle aussi pour ceux qui ont mal à mourir

Pourquoi dites-vous que je suis un égoïste

XVII

La vie est pleine d’échardes

Elle est pourtant la vie

XVIII

Et cela fait du bien la nuit parfois crier

XIX

Une fois de plus entre le miroir et toi

Il y a désormais ces yeux des enfants morts

XX

Connais-tu le nom de la honte

XXI

Essayez de faire entrer dans un vers français

Ce mot comme un poignard Sakiet-Sidi-Youssef