« La poésie, expression difficilement contrôlable de geysers subconscients, mystérieuses pulsions et sentiments spontanés, se prête mal à l’affirmation d’idéologies, aussi nobles soient-elles », écrivis-je en présentant en 2011, le recueil « Je te nomme Tunisie » de Tahar Bekri, combatif en diable. Le temps des luttes, le temps des printemps ! Tout au long du XXe siècle et jusqu’à cette fatidique année 2011, les Hikmet, Zayyad, Darwich, Ghachem, Al Hamdani, Laâbi, Ouled Ahmed et, justement, Tahar Bekri, pour ne citer qu’eux, poétisent les idéologies de la libération, de la justice et de la fraternité. Mais, depuis quelques années, tribalismes, communautarismes, nationalismes, intégrismes religieux sont en pleine recrudescence et semblent près de triompher. Que sont devenues les idéologies de la libération, du patriotisme, de la justice et de la fraternité ? Qu’en reste-t-il aujourd’hui, hormis une profonde désespérance ? Que peut exprimer Tahar par les mots de ses brillantes poésies, moins chargées de symboles hermétiques qu’il n’est d’usage dans cet art et que le néophyte lit en poète – interaction oblige – comme autant d’explorations géopolitiques émaillées de réflexions et sentiments ?
J’ai toutefois l’impression – c’est nettement moins clair et ne commence à apparaître que dans la dernière partie du recueil, ses chants pour Europe – que Tahar se pose et la question du pourquoi de cet échec et de sa prévisibilité. Je peux bien sûr me tromper, ce que je saurai au plus tard après parution de cet article et réception d’un éventuel message outré de l’auteur. Tant pis, je cours le risque. Il l’a bien couru, lui, en citant Métis(1) en liaison avec le mûrier. En effet, selon les « Emblèmes », recueil d’allégories de l’écrivain italien Andrea Alciato (2), le mûrier symbolise la prudence et la sagesse. On est apparemment loin des rêves enfantés par le « printemps arabe », dont les fleurs mort-nées témoignent d’un avortement qui alimente chez le sage une immense tristesse. Celle-ci nous accompagne tout au long de ces poèmes, témoins et guide du chagrin de Tahar Bekri. Son « Mûrier triste dans le printemps arabe » devient parcours et voyage constatant l’agonie de ce qui fut. « Nous bâtissions Carthage Ur Babylone et Sumer... », loue-t-il ces prouesses, dont Jonathan stigmatisa l’outrecuidance et exila le mûrier, qui voulait être chêne, au milieu d’Océan, où, joignant son ambition au mordant de la rusée Métis, il donna à l’Occident le « devenir » et laissa à l’Orient l’« avoir été ».
Dès lors, le poète, navré, constate que l’essentiel des richesses d’Orient et d’Afrique est allé vers l’Europe, richesse humaine comprise. L’Orient et l’Afrique vivent aujourd’hui le dernier ( ?) acte de cet abandon, où leurs « ... damnés de la terre / D’exil en exil leurs baluchons comme des fardeaux / jamais reposés... » émigrent en masse. « Princesse Europe / Fallait-il à mon pauvre coeur / vieilli avant
l’heure / Essuyer l’insoutenable distance / Quand il aimait te revoir parmi les hirondelles / Caressant Métis (...) Les guitares mêlées aux luths dessinant la toile / Tissée par nos mille brises de jadis / Danube Tage Seine Volga Guadalquivir Rhin Meuse (...) Sublime navigateur le vent a-t-il jamais choisi les voiles ? »
Bon, je sais ; excusez-moi, amis lecteurs. J’ai commencé par la fin du recueil, enfin, presque. Et ce n’est pas la première fois que ça m’arrive. Retour au début donc, en Tunisie : « Souviens-toi hiver », écrit Tahar, « ... ils tiraient sur nos rêves de vingt ans le vent bâti par nos souffles chargés de pollen nos cris confondus avec la saison... ». Puis, dans « Retour à Tunis », la colère : « ... Fallait-il toutes ces barbes menaçantes / Ces femmes drapées de l’opprobre / Dans l’allure des bannières travesties / pour enchaîner ton amour (...) Pourras-tu voir ces chariots / sans penser à Bouazizi (3) / au feu qui l’emporta / Rêve et rébellion résolus... ». Et le poète de nous dire ici le poème « Mûrier triste dans le printemps arabe », qui a peut-être nommé le recueil (4) afin de pouvoir poser les questions qui tuent : « ...Dis mûrier / C’est de soie vermeil qu’il s’agit / Ou de vers qui rongent la saison // Dis mûrier / C’est d’aube écarlate que tu te nourris / Ou de chenilles dévorant tous ces papillons ».
Ensuite, avec ses poèmes « Basilic » et « Comme une forêt en marche », Tahar s’approche de la conclusion de son pèlerinage tunisien pour s’élever dans « L’exil rebelle » au-dessus de sa Méditerranée outragée par l’histoire des hommes. Et sogeant au grand poète turc révolté, emprisonné et exilé, Nazim Hikmet, il crie : « Mieux vaut être étranger / Que chien fidèle avec laisse / Coquillage perdu sur les rivages / Que poisson mort dans les filets du sultan (...) Est-ce la nuit qui sombre sans étoiles (...) Les rêves volés avant l’heure... ». Mais déjà dans le poème précédent, « Comme une forêt en marche », se tournant vers ceux qui restent au pays, il les critique durement car la majorité n’a ni l’énergie, ni la foi en soi leur permettant de défier le sort de « l’avoir été » jeté par Jonathan (5). Je pourrais continuer longtemps comme-ça, mais il est certain que mon rôle ne consiste pas à vous conduire à travers tous les poèmes du recueil, d’autant plus qu’après que Tahar nous ait fait prendre de la hauteur, on est encore loin de voir la fin son voyage poétique.
Je me contenterai donc désormais d’un simple survol. Tahar nous mène à Palmyre, puis dans le désert, revient sur la tragédie des migrants, poétise en passant Lampedusa, rencontre Senghor au cimetière de Belair (6), retrouve Césaire à Fort de France, pleure la soif du Mali et de la Mauritanie, maudit Aqmi et Ansar Dine, puis quitte l’Afrique de l’ouest. Il traverse l’océan, et c’est Cuba avec sa version très symbolique de l’Albatros : « ...Comme un acrobate il se releva / Confia à la mer marâtre / Il est né albatros en face des canons ». C’est vrai, j’ai dit plus haut « un simple survol ». Mais pardonnez-moi, car j’ai un faible tout à la fois pour Baudelaire et pour Cuba. De là le poète nous amène à Haïti avec sa colère et ses détritus, puis tout à fait étonnamment, nous fait repasser l’océan et traverser l’Europe jusqu’à Leipzig, héritière de Weimar, Bach et Goethe (avec son Divan occidental-oriental ?). Solutions Occident-Orient ? De nos jours ? Faut pas rêver. Et le recueil de s’achever sur cinq chants consacrés à l’Europe, que j’ai effleurés au début de cet article. Da capo ? À vous de savoir...
Né en 1951 à Gabès en Tunisie, Tahar Bekri vit à Paris depuis 1976, a publié une trentaine d’ouvrages (e.a. poésie, essais, carnets et récits) en arabe et en français, dont j’eus le plaisir de présenter dans ces colonnes le réquisitoire poétique « Salam Gaza » et « Je te nomme Tunisie ». Sa poésie est traduite dans différentes langues (russe, anglais, italien, espagnol, turc, etc.) et fait l’objet de travaux universitaires. Son oeuvre, marquée par la douleur de l’exil et de l’errance, évoque des traversées de temps et d’espaces continuellement réinventés. Parole intérieure, elle est enracinée dans la mémoire, en quête d’horizons nouveaux, à la croisée de la tradition et de la modernité. Poésie d’un homme engagé, elle se veut avant tout chant fraternel, terre sans frontières. Tahar Bekri est considéré aujourd’hui comme l’une des grandes voix du Maghreb. Il est actuellement Maître de conférences à l’Université de Paris X - Nanterre.
Giulio-Enrico Pisani
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1) Du grec ancien Μῆτις. Dans la mythologie grecque archaïque, Océanide, fille d’Océan et de Téthys. Elle personnifie la sagesse et l’intelligence rusée (extr. Wikipedia).
2) Alzate Brianza 1492 - Pavie 1550.
3) Premier martyr de la révolution tunisienne, Bouazizi s’est immolé par le feu.
4) À moins que le recueil n’ait parrainé le poème. Rare, mais allez savoir !
5) Damnation dont les mollahs, imams et autres gourous islamistes sont aujourd’hui les continuateurs.
6) À Dakar, Sénégal.