vendredi 18 septembre 2009

Il y a quelques années Sabra et Chatila


A peine entré dans les camps palestiniens de Sabra et Chatila à la périphérie de Beyrouth, je ressens le besoin d’une langue autre. Il me faut une syntaxe torturée, des phrases mutilées, une rhétorique et un lexique ourdis de silence, de colère et de colère silencieuse. A droite se trouve le charnier. Quelques inscriptions couleur sang sur un fond noir répondent au devoir de mémoire. Le 16 septembre 1982 plus d’un millier de civils palestiniens, chrétiens ou musulmans, tombent sous les serres de miliciens de la droite libanaise et de soldats israéliens: ils sont massacrés, torturés, lynchés, suppliciés, charcutés. Les tueurs sont des hommes de M. Elie Hobeika(3), qui deviendra par la suite ministre dans le gouvernement libanais et ils ont été entraînés, aguerris et équipés par M. Ariel Sharon, Premier ministre d’Israël. Certains parmi les miliciens ont la nausée et se retirent. Les autres, pris dans l’engrenage du crime, continuent. Ils reprennent des forces en se servant dans les boutiques: pâtisserie et belles pommes libanaises, chantées jadis par Abu Nawas. Et le crime se poursuit associant sang et plaisir, rancœur et désir, celui d’en finir avec ces sous-hommes de Palestiniens. Femmes enceintes éventrées, gamines violées et hommes empalés. On m’a raconté qu’un milicien, boucher de son état, aurait conclu qu’il n’y avait pas de différence entre hommes et bêtes d’abattoir et qu’il suffisait de procéder de la même manière pour accéder aux abats. Les victimes sont toutes enterrées dans des sacs en plastique offerts par Tsahal. Et voilà vite remblayées les fosses communes. A la suite du scandale que fut la découverte de ce charnier, les témoignages les plus incontestables vinrent en révéler l’ampleur. Jean Genet(2), l’un des premiers arrivés sur les lieux avec Leila Shahid, déléguée de Palestine en France, témoignent de l’atrocité des faits. En Israël, la commission Itzhak Kahane(3), que personne ne peut accuser d’antisémitisme, conclut à la responsabilité personnelle de M. Ariel Sharon. On ne sort pas indemne après avoir vu Sabra et Chatila. On en sort, tout au moins paranoïaque. Ce bon père de famille qui presse le pas pour que la baguette de pain de ses enfants ne refroidisse pas a peut-être tué. Et cet autre qui choisit scrupuleusement des pommes. Il y a surtout cet autre qui, ayant pris une poupée, s’inquiète de savoir de quelle couleur sera le papier cadeau. Ce n’est pas moi qui m’égare, la question demeure posée: qu’est-ce qui fait qu’un citoyen paisible se métamorphose en assassin, en insulte à l’humanité tout entière. Ou encore: qu’est-ce qui fait que l’humanité accepte que l’anathème soit jeté sur un peuple? Il n’y a pas de réponse. Il suffira de creuser la question. Et je constate que la poésie est encore possible après Deir Yassine (massacre commis contre les Palestiniens en 1948) et après Sabra et Chatila, comme si l’oubli était possible. Et pourtant la beauté de cette jeune Palestinienne qui entrouvre une fenêtre est encore possible. Serions-nous promis à l’oubli des laideurs?
La grande rue, celle qui menait à l’hôpital Gaza, prétend être aujourd’hui une rue commerçante. Que de petites échoppes où foisonnent des marchandises de toutes sortes venues des pays d’Asie. De la pacotille qui se vend très bon marché. La clientèle se recrute dans tout Beyrouth. Je me suis même laissé dire que certains miliciens ayant participé à la boucherie viennent s’approvisionner ici en électroménager made in Turquie, made in Taiwan ou made dieu seul sait où. Il y a aussi des marchands aux quatre saisons: étals disposés avec un art qui contraste avec l’insalubrité ambiante. Les Palestiniens, surtout les enfants, ont droit à ces produits: ils doivent seulement attendre la fin du marché pour aller fouiller dans les poubelles ou dans les décharges : joie de l’enfant qui a trouvé une poupée à laquelle il ne manque que la tête; joie de l’enfant qui a déniché une tomate bien fraîche et joie de la chèvre à se délecter d’une salade. Quelques chèvres. Le bestiaire de Sabra et Chatila est à étudier. Quelques mulets, des rats, quelques chèvres, des rats, quelques chats et des rats. Aujourd’hui, le camp se vide. Les Palestiniens, interdits d’accès à plus de 70 professions ou métiers quittent le camp: Australie, Etats-Unis (quand ils le peuvent), pays scandinaves. Pour ne pas faciliter leur implantation définitive, la loi libanaise ne leur accorde ni le droit de travailler ni des papiers, ni eau, ni électricité, ni voierie. Des intellectuels libanais, des partis politiques, surtout le puissant Hezbollah, revendiquent des conditions plus humaines pour les réfugiés. Il y a de moins en moins de Palestiniens à Sabra ou à Chatila. Une autre population aussi indigente tend à les remplacer: des Syriens, des Libanais pauvres, des Asiatiques… qui très vite prennent le faciès des hommes privés de lumière: il fait toujours sombre dans les rues des camps. La misère prend un nouveau visage, celui d’une profusion de pacotille qui profite à de grands négociants ou trafiquants qui, eux, ne mettent jamais les pieds à Sabra. Impossible de savoir qui gère ce commerce. Dans les «ruelles» du camp, je marche sous une immense toile d’araignée qui approvisionne les maisons en électricité. Ces maisons de la promiscuité, du surpeuplement n’ont pas toutes quatre murs et un toit. Nombre d’entre elles ont en guise de mur ou de toit des draps ou des couvertures ou des plaques de taule. Il y a ici des représentations des groupes politiques palestiniens, des marchands de légumes, un médecin et un centre culturel. Les jeunes qui fréquentent ce centre ont calligraphié des poèmes sur les murs. J’avoue que j’ai trouvé un plaisir tout aussi immense qu’indécent à lire ces textes, à voir ce portrait très réussi de Che Guevara, du cheikh Yassine, assassiné sur son fauteuil roulant à Ramallah, ou ce portrait de Arafat. Le camp, cette preuve de la rémanence des crimes contre l’humanité, exhale une odeur d’égouts à ciel ouvert, près de certains étals de produits de «luxe», l’odeur écoeurante des parfums bon marché et des relents de crimes contre l’humanité. Je n’ai jamais mis les pieds à Auschwitz mais je suis sûr qu’il y règne la même odeur de crimes. Je me pose surtout cette question: comment nous – hommes et femmes – pouvons-nous admettre qu’il existe encore des apatrides? Un moment, je suis tiraillé entre ce désespoir foncier de l’humanité de l’homme et la foi qu’un peuple qui a donné autant d’artistes, de poètes (je pense surtout à Darwich), de victimes reviendra un jour chez lui sur les rivages d’Akka.
[1] Elie Hobeika a été assassiné le 24 janvier 2002: «quelqu’un» avait intérêt à ce qu’il ne vînt pas témoigner à Bruxelles.
[2] Genet à Chatila, textes réunis par Jérôme Hankins, Babel, 1992
[3] Rapport de la commission Kahane, Stock, 1983

jeudi 17 septembre 2009

Prose pour le transmaghrébin 2 Ibn Khaldoun

Maison natale d'Ibn Khaldoun 33 rue Tourbet El Bey

Rue Tourbet El Bey
A Tunis, la rue Tourbet El Bey devrait profiter d’une plus grande attention parce qu’elle a des prolongements qui vont très loin dans le temps et dans l’espace.
J’aimerais en colmater toutes les brèches, les fissures et les lézardes.
J’aimerais y accrocher des pots de géranium et y planter un olivier.
Je ne parlerai pas aujourd’hui du mausolée Husseinite qui donne son nom à la rue et qui mériterait d’être mieux entretenu.
La rue Tourbet El Bey c’est aussi le 33. C’est au numéro 33 qu’est né en 1332 l’historien, le fondateur de la sociologie Ibn Khaldoun.


Mosquée du Dôme
Dans la même rue, la petite mosquée du Dôme où le jeune Ibn Khaldoun fit ses études primaires. Superbe mosquée qui allie la noblesse de la roche et le fini du crépi, l’abrupt et la blancheur, le circulaire et le carré.
L’auteur des Prolégomènes et de « L’Histoire universelle. Histoire des Arabes, des Persans et des Berbères » est la figure maghrébine par excellence.
Fèz conserve son souvenir puisqu’il y habita et enseigna à la Médersa Bou Inania avant de devenir premier ministre.




La médersa Bou Inania


La maison où il a habité se trouve au cœur de Fèz, pas loin de la Médersa. Une petite maison modeste. L’écriteau qui surmontait la porte d’entrée a disparu sans doute pour dérouter les curieux.
Grottes de Taoughzout où Ibn Khaldoun commença la rédaction de la Mouqadima (Les Prolégomènes)
C’est dans la région de Béjaïa qu’Ibn Khaldoun commence la rédaction des Prolégomènes. Il avait besoin de solitude, pas seulement pour se mettre à l’abri de ses ennemis mais surtout pour penser une nouvelle méthode historique, positiviste et pour asseoir les fondements de la sociologie. Mais en 1378, il doit revenir à Tunis pour travailler en bibliothèque. Il est recruté comme professeur.
Aujourd’hui, la Bibliothèque Nationale de Tunis conserve de précieux manuscrits de ses œuvres.

mercredi 16 septembre 2009

Un poème d'Artéphius لامية العجم الطغرائي



Je suis aux prises avec ce texte d’Artéphius الطغرائي que je suis en train de traduire pour une revue française. Je mettrai en ligne ma traduction après sa parution en revue.
الطغرائي Artéphius est un éminent chimiste du 12 eme siècle. Il est né à Ispahan dans une famille arabe. Sa naissance lui a permis une parfaite maîtrise des langues arabe et persane. Ce que l’on sait très peu en Occident c’est que ce fut un grand poète lyrique.
La version sur laquelle je travaille est légèrement différente de celle-ci. J’ai pris le parti de traduire le texte tel que publié à Constantinople en 1881 dans ce livre dont on voit ici la couverture.

لامية العجم

أصالةُ الرأي صانتْنِي عن الخَطَلِ وحِليةُ الفضلِ زانتني لـــدَى العَطَــلِ
مجدي أخيراً ومجدِي أوّلاً شَرَعٌ والشمسُ رأْدَ الضُحَى كالشمسِ في الطَفَلِ
فيمَ الإقامُـة بالزوراءِ لا سَكَني بهــا ولا ناقتي فيهــا ولا جَمــلي
نَاءٍ عن الأهلِ صِفْرُ الكفِّ منفردٌ كالسيفِ عُرــِّيَ متنــاهُ من الخَـللِ
فلا صديقَ إليه مشتكَى حـزَنِي ولا أنيسَ إليــه منتَهــى جــذلي
طالَ اغترابيَ حتى حنَّ راحلتي ورحُلهــا وقرَى العَسَّالــةِ الذُّبــلِ
وضَجَّ من لَغَبٍ نضوي وعجَّ لما يلقَى رِكابي ولــجَّ الركبُ في عَذَلـي
أُريدُ بسطــةَ كَفٍ أستعينُ بها على قضــاءِ حُقــوقٍ للعُلَى قِبَـلي
والدهــرُ يعكِسُ آمالِي ويُقْنعُني من الغنيمــةِ بعــد الكــَدِّ بالقَفَلِ
وذِي شِطاطٍ كصدرِ الرُّمْحِ معتقلٍ لمثلــهِ غيـرَ هيَّــابٍ ولا وَكِـلِ
حلوُ الفُكاهِةِ مُرُّ الجِدِّ قد مُـزِجتْ بقســوةِ البأسِ فيه رِقَّــةُ الغَـزَلِ
طردتُ سرحَ الكرى عن وِرْدِ مُقْلتِه والليلُ أغـرَى سـوامَ النـومِ بالمُقَلِ
والركبُ مِيلٌ على الأكوارِ من طَرِبٍ صـاحٍ وآخرَ من خمر الهوى ثَمِـلِ
فقلتُ أدعـوكَ للجُلَّــى لتنصُرَنِي وأنت تخذِلُني فـي الحـادثِ الجَـلَلِ
تنـام عيني وعينُ النجمِ ساهرةٌ وتستحيلُ وصِبـغُ الليلِ لـم يَحُـلِ
فهـل تُعِيُن علـى غَيٍّ هممتُ بهِ والغيُّ يزجُـرُ أحيانـاً عـن الفَشَلِ
اني أُريدُ طـروقَ الحَيِّ من إضَـمٍ وقد رَمـاهُ رُمـاةٌ مـن بني ثُعَـلِ
يحمونَ بالبِيض والسُّمْرِ اللدانِ بهمْ سودَ الغدائرِ حُمْـرَ الحَلْي والحُلَلِ
فسِرْ بنـا في ذِمـامِ الليلِ مُهتدياً بنفحـةِ الطِيب تَهدِينَـا إِلى الحِلَلِ
فالحبُّ حيثُ العِدَى والأُسدُ رابضَةٌ حَولَ الكِناسِ لها غابٌ مِنَ الأَسَلِ
نَؤمُّ ناشِئةً بالجزع قد سُقيَتْ فِصالُها بمياه الغَنْجِ والكَحَلِ
قد زادَ طيبَ أحـاديثِ الكرامِ بهـا ما بالكـرائمِ من جُبنٍ ومـن بُخُلِ
تبيتُ نـارُ الهَـوى منهنَّ في كَبِدٍ حرَّى ونار القِرى منهم على جبلِ
يقتُلنَ أنضـاءَ حبٍّ لا حَـراكَ بها وينحرونَ كـرامَ الخيـلِ والإِبِــلِ
يُشفَى لديغُ الغوانِي في بُيوتهِـمُ بنهلـةٍ من لذيذِ الخَمْـر ِ والعَسَـلِ
لعــلَّ إِلمامــةً بالجِزعِ ثانيـةً يدِبُّ فيهـا نسيمُ البُـرْءِ فـي علل
ِ
لا أكرهُ الطعنةَ النجلاءَ قد شُفِعَتْ بردفةٍ من نِبــالِ الأعيُنِ النُّجُـلِ
ولا أهابُ صِفاح البِيض تُسعِدُني باللمحِ من صفحاتِ البِيضِ في الكِلَلِ
ولا أخِــلُّ بغِــزلان أغازِلُهـا ولو دهتني أسـودُ الغِيـل بالغيـَلِ
حبُّ السلامةِ يُثْني همَّ صاحِبــه عن المعالي ويُغرِي المرءَ بالكَسـلِ
فـإن جنحـتَ إليـه فاتَّخِـذْ نَفَقـاً في الأرضِ أو سلَّماً في الجوِّ فاعتزلِ
ودَعْ غمــارَ العُلى للمقديمن على ركوبِهــا واقتنِعْ منهــن بالبَلَـلِ
رضَى الذليلِ بخفضِ العيشِ يخفضُه والعِــزُّ عندَ رسيمِ الأينُــقِ الذُلُلِ
فــادرأْ بهـا في نحورِ البِيد جافلةً معارضـاتٍ مثانى اللُّجـمِ بالجُـدَلِ
إن العُلَـى حدَّثتِني وهـي صادقـةٌ في مـا تُحــدِّثُ أنَّ العزَّ في النُقَلِ
لو أنَّ في شرفِ المأوى بلوغَ مُنَىً لم تبرحِ الشمسُ يوماً دارةَ الحَمـَلِ
أهبتُ بالحظِ لو نـاديتُ مستمِعــاً والحـظُّ عنِّيَ بالجُهَّــالِ في شُغُلِ
لعلَّــهُ إنْ بَــدا فضلي ونقصُهُمُ لعينهِ نــامَ عنهــمْ أو تنبَّـهَ لي
أعلِّلُ النفس بالآمــالِ أرقُبُهــا ما أضيقَ العيشَ لولا فسحةُ الأمَـلِ
لم أرتضِ العيشَ والأيــامُ مقبلـةٌ فكيف أرضَى وقد ولَّتْ على عَجَـلِ
غالى بنفسيَ عِــرفاني بقيمتِهـا فصُنْتُهـا عن رخيصِ القَدْرِ مبتَذَلِ
وعادةُ النصلِ أن يُزْهَى بجوهـرِه وليس يعمـلُ إلّا في يــدَيْ بَطَـلِ
مــا كنتُ أُوثِرُ أن يمتدَّ بي زمني حتى أرى دولــةَ الأوغادِ والسّفَلِ
تقدَّمتني أناسٌ كــان شَوطُهُــمُ وراءَ خطويَ إذ أمشي علـى مَهَلِ
هــذا جَزاءُ امرئٍ أقرانُه درَجُوا مـن قَبْلهِ فتمنَّى فُسحــةَ الأجـلِ
وإنْ عَلانِيَ مَنْ دُونِي فـلا عَجَـبٌ لي أُسوةٌ بانحطاطِ الشمس عن زُحَلِ
فاصبرْ لها غيرَ محتالٍ ولا ضَجِـرٍ في حادثِ الدهرِ ما يُغني عن الحِيَلِ
أعـدى عدوِّكَ أدنى من وَثِقْتَ به فحـاذرِ الناسَ واصحبهمْ على دَخَلِ
وإنّمــا رجـلُ الدُّنيا وواحِدُهـا مـن لا يعـوِّلُ في الدُّنيا على رَجُلِ
وحسنُ ظَنِّكَ بالأيــام مَعْجَـزَةٌ فظُنَّ شَرّاً وكُـنْ منهـا على وَجَـلِ
غاضَ الوفاءُ وفاضَ الغدرُ وانفرجتْ مسافـةُ الخُلْفِ بين القولِ والعَمَلِ
وشانَ صدقَك عند النـاس كِذبُهمُ وهــل يُطابَقُ معـوَجٌّ بمعتَــدِلِ
إن كـان ينجـعُ شيءٌ في ثباتِهم على العُهـودِ فسبَقُ السيفِ للعَذَلِ
يـا وارداً سؤْرَ عيشٍ كلُّـه كَدَرٌ أنفقـتَ عُمـرَكَ في أيامِـكَ الأُوَلِ
فيمَ اعتراضُـكَ لُـجَّ البحرِ تركَبُهُ وأنتَ تكفيك منـه مصّـةُ الوَشَلِ
مُلْكُ القناعـةِ لا يُخْشَى عليه ولا يُحتاجُ فيه إِلى الأنصـار والخَوَلِ
ترجــو البَقاءَ بدارِ لا ثَباتَ لها فهــل سَمِعْتَ بظلـٍّ غيرِ منتقـلِ
ويا خبيراً على الأسرار مُطّلِعـاً اصْمُتْ ففي الصَّمْتِ مَنْجاةٌ من الزَّلَلِ
قـد رشَّحـوك لأمرٍ إنْ فطِنتَ لهُ فاربأْ بنفسكَ أن ترعى مع الهَمَـلِ

mardi 15 septembre 2009

A tourist among stangers.


La poésie de Sanford Fraser, poète new-yorkais, choisit des images de la vie pour dire la vie. Elle se saisit de l’instant éphémère pour dire sa soif d’éternité. C’est une poésie qui, comme chez Cummings ou chez ce poète François de Cornière (il y a longtemps que je n’ai plus entendu parler de lui), l’anodin insinue que rien n’est anodin dans la vie. Sanford Fraser happe des images qui, par elles-mêmes disent que le monde est ce qu’il est : chose immonde. Il laisse entendre l’immensité de la solitude. Une solitude quasiment ontologique : nous apparaissons et nous disparaissons seuls.
Cela fait des années que je suis attentivement le cheminement poétique de mon ami Sanford Fraser et je puis dire qu’il dit quelque chose d’essentiel : les réalités sociales sont plutôt l’expression de réalités ontologiques car l’existence nous offre à chaque instant des allégories de l’être, du néant. Il suffit de regarder. Et le dernier recueil en date de Fraser ne pouvait que s’intituler Tourist car ce qui définit le touriste, ce passager, ce passant, c’est qu’il voit. Le touriste : un être du regard qui passe.
Voici le poème qui donne son titre au recueil. Il est remarquer que la fin de ce poème est le titre même de son premier recueil « among stangers I’have known all my life »

Tourist est pulié ici par NYQ Books, 2009 (New York Quarterly Books). amazon.fr/ amazon.com/Barnes & Noble/ Powells' Books.

Tourist
My head,
prayer-bent over a folded map

my eyes, walking
lines

of streets
I don't have time to see

I look up
somewhere lost

among
strangers
I've known
all my life...

Touriste
Ma tête,
inclinée comme en prière

sur une carte pliée
mes yeux marchant

le long des rues
que je n'ai pas le temps de voir

je lève les yeux,
perdu quelque part

parmi
des étrangers
que j'ai connus
toute ma vie.

lundi 14 septembre 2009

Kasserine

Le monument flavii.

Je descends vers le sud de la Tunisie pour revoir un poème gravé sur un mausolée du II ème siècle après J. C. J’affectionne la poésie qui se fait chose visible. Ma route passe par Kairouan, le centre spirituel du Maghreb. J’entre dans la ville, dans sa profusion de coupoles, de minarets et de dômes et dans la luxuriance de ses riches tapis pure laine qui tapissent les riches demeures d’Amsterdam, de Paris ou de Hambourg. Kairouan est l’une des capitales mondiales du tapis étroitement concurrencée par les prix des pays asiatiques: l’artisanat kairouanais n’emploie pas d’enfants. Cette ville fournissait au pays ses plus grands savants et ses plus grands poètes. Aujourd’hui encore, il n’est pas rare de croiser dans tel ou tel café de la ville de jeunes poètes discutant littérature. Dans la grande mosquée de la ville, la première de toute l’Afrique, je me laisse aller à la fraîcheur et au calme des lieux. Ici, on comprend comment l’Islam a réussi à s’ancrer si profondément dans cette terre. Il n’y a qu’à voir les chapiteaux corinthiens et autres qui couronnent des colonnes récupérées dans les ruines de la région pour comprendre que l’Islam a su faire siens les symboles des cultures qu’il a supplantées. A quoi ressemble la mosquée? L’idéal des architectes musulmans était de reproduire l’oasis. Les colonnes, les arceaux sont une palmeraie. L’oasis faite de fraîcheur est comparant du paradis. L’eau des ablutions est acheminée par des conduits souterrains. Comme au paradis, l’eau coule invisible. C’est une allégorie que vous viendrez voir ici. Je ne m’attarde pas trop à Kairouan. Le poème gravé dans la pierre m’appelle. Soleil radieux. De Kairouan à Sbeïtla, la route traverse des plaines peu habitées. Pendant longtemps cette région a été saignée par l’émigration et l’exode rural. Hémorragie humaine de plus en plus jugulée. Les oueds sont tous à sec toutefois cette terre naguère quasiment désertique est en train de verdir. Ici, on a la main verte. Pourtant l’eau demeure invisible. Elle est surtout dans les barrages qui recueillent toute goutte d’eau. Schématisons, l’image de cette région, serait un château d’eau au milieu de nulle part. Un cheval barbe scrute l’infini de son horizon et une petite bédouine le regarde. De la petite bédouine, je ne puis rien dire sinon qu’elle a des yeux étonnamment bleus. Le cheval barbe constitue la race maghrébine. Il est endurant, patient. Pendant des siècles, il fut de toutes les luttes. J’ai une pensée pour l’Émir Abdelkader, auteur d’un traité sur le cheval barbe, cet ancêtre du cheval andalou et des chevaux qui sillonnent la lointaine pampa.

A Sbeïtla (l’ancienne Sufetula). A l’hôtel Sufetula. L’hôtel est modeste. Il a un air de pension de famille qu’un accueil des plus agréables rend sympathique. De l’hôtel, la vue sur le site archéologique est imprenable. Au coucher du soleil, le site retrouve une qualité de silence presque audible. Les pensionnaires de l’hôtel, des allemands, des français, des espagnols, semblent respecter ce calme. Il n’y a pas la foule bruyante des touristes qui viennent pour la plage. Ici, lointaine est la mer. Sufetula est un site fort intéressant: on s’arrêtera longuement devant ses multiples monuments: la majestueuse porte d’Antonin qui faisait office d’arc de triomphe, le forum, les trois temples dédiés à Jupiter, à Junon et à Minerve, l’église de Bellator, l’église de Vitalis avec son baptistère orné de mosaïques, l’église du prêtre Servus, les trois fontaines, le théâtre, les thermes, l’amphithéâtre, l’huilerie et au fond du site, en apothéose, l’emblème éternel de la ville: l’arc de triomphe. Le site est tout en fleurs. Dans la rue principale de Sufetula, me revient un poème de Michel Deguy évoquant cette rue: “Le vent de la rue des temples, le temple de la rue des vents, la rue du temple des vents, le vent des temples en rue, le temple des vents de rue, la rue des vents des temples à Sbeïtla. Où l’herbe est gardée la grande invasion ne repousse pas.”. Je reprends la route, un cheval barbe traverse fièrement. Noble monture des chevaliers d’antan. Chevaliers assagis aujourd’hui que “chevaux” renvoie d’abord à la puissance fiscale des moteurs. A Kasserine, ville spacieuse, propre, je m’empresse d’aller voir mon poème gravé sur un mausolée. D’où vient ce monument pyramidal. Quelle en est la filiation? L’ancêtre de cet ouvrage se trouve en Syrie. C’est le mausolée d’Halicarnasse. Il se retrouve aussi en Libye d’où il est venu en Tunisie pour proliférer. Mais les deux chefs-d’œuvre du genre sont ceux de Dougga et de Kasserine. Ce type de monument a traversé la Méditerranée et on le rencontre en Italie, à Agrigente (tombeau de Théron), en France (bâtisse de l’île du Comte à Beaucaire). Il atteint la vallée du Rhin à Cologne (mausolée de Poblicius), à Bonn (Krufter Saüle) et près de Trèves (le monument Igel). Il se retrouve également en Algérie, en Espagne.

Le monument de Kasserine (l’ancienne Cillium dont les vestiges sont encore visibles) est connu sous le nom de mausolée Flavii. Avec le mausolée Pétronnii, il a donné son nom à la ville (Kasserine signifie en arabe: les deux châteaux). Si le monument Flavii n’a pas la grâce de celui de Dougga, il s’en distingue par son importance épigraphique. Désireux de perpétuer leur souvenir, les propriétaires de cette sépulture ont fait appel à un poète. Sur la façade du premier étage (il en compte trois) deux poèmes de pas moins de 110 vers célèbrent le défunt. Les deux poèmes ne sont pas d’une lecture aisée, d’où la difficulté de les traduire mais surtout de les interpréter. J’avoue en toute humilité ne pas être convaincu des lectures qui ont été faites de ces textes. Je lis le début du poème: “La vie est bien courte et ses moments s’enfuient, nos jours arrachés passent comme une heure brève, nos corps mortels sont attirés au fond des terres élyséennes par Lachésis la malveillante acharnée à couper l'écheveau de nos vies, voici pourtant qu’a été inventée l’image, procédé séduisant; grâce à elle, les êtres sont prolongés pour la suite du temps, car la mémoire, rendue moins éphémère, les recueille et garde en elle bien des souvenirs: les inscriptions sont faites pour que perdurent les années […]. Qui pourrait désormais s’arrêter là sans ressentir de vertueux élans, qui n’admirerait ce chef-d’œuvre, qui, en voyant cette profusion de richesses, ne resterait confondu devant les immenses ressources qui permettent de lancer ce monument dans les souffles de l’éther?…”. Le poète à qui on a demandé de célébrer le défunt, le fait si bien mais le célébrant, le poème ne fait rien d’autre que glorifier la poésie même; tant et si bien que le mot “monument” est à lire comme synonyme de poème. Je relis ce poème comme coquetterie de la poésie ne faisant que son propre éloge. Pour finir, l’envie me prend de comparer le mausolée de Kasserine à celui de Dougga, un site très bien conservé au Nord du pays. Je remonte vers le nord où l’eau est visible. Le monument de Dougga est le cénotaphe présumé du chef carthaginois Massinissa. Il est en excellent état de conservation. Imposant par son architecture et par son emplacement, il domine une plaine verdoyante. La poésie du paysage semble le dispenser de tout poème. Sur le chemin du retour, je traverse des villages qui s’annoncent par leurs minarets et leurs sites byzantins. A voir la Medjerda, le principal cours d’eau du pays, je conclus qu’il vient de pleuvoir sur les hauteurs de l’Atlas. Un nuage venu de la mer promet de la pluie.

samedi 12 septembre 2009

Prose pour le transmaghrébin 1

Mausolée de Dogga

Pays de Massinissa
Et il y a derrière les oliviers de Dougga, regardant la rivière venant du lointain Atlas, ce mausolée qui pense aux origines mésopotamiennes et à la mer lointaine. On dit que c’est le mausolée de Massinissa, l’illustre roi numide alors que c’est celui du chef Afeban. Le mausolée de Massinissa se trouve plutôt à Cirta, près de l’actuelle Constantine. Les deux monuments –celui de Cirta- ayant pu être reconstitué par ordinateur – se ressemblent.

Mausolée de Massinissa à Cirta.

Echo du passé et souvenir effilé des pyramides et d’une matinée romaine. La transcendance du site est ponctuation du silence. Elle est jonction. Il y a ici un silence qui s’épaissit dès qu’on y goûte. Un oiseau venu d’il ne sait plus où tente de se faire bémol du bleu. Et les nuages ne semblent pas tenir leur promesse. Et il y a sur ces coteaux des paysans qui pensent au lointain exil. Maures chassés de leur Andalousie, Arabes venus de très loin ou ce Français ayant opté pour une autre identité : ici on peut changer d’identité. Il suffit de pouvoir dire Salam et quelques mots d’amour. C’est peut-être pourquoi le site de Dougga est aujourd’hui le site romain le mieux conservé.

lundi 31 août 2009

Plus beau qu'un oeil أبهى من العين


Le mot عين Aïn (œil) est fortement polysémique en arabe, comme dans les autres langues sémitiques.
Notons d’abord que c’est un nom Féminin. L’œil ne peut être que féminin. En arabe, il est le comparant de la beauté absolu : أبهى من العين « plus beau que l’œil »
Il désigne aussi l’habitant « pays avec peu d’yeux » (peu d’habitants). Métonymiquement, il désigne le gardien, le surveillant, l’espion.
Aïn signifie aussi le soleil.
Aïn désigne l’essence d’une chose.
Philosophiquement, il signifie ipséité (ce qui fait qu’une chose est elle-même.) d’où une autre signification : la partie principale d’une chose.
Ain désigne la pluie qui tombe plusieurs jours de suite.
Ain ( diminutif aouina) ; fruit (les prunes), l’argent comptant, le vice, les notables,
Ain : la source.
Ain : entre dans la composition de nombreux noms de villes, par exemple Ain Es-Sobah (source du matin) près de Tabarka.
Ain : une lettre de l’alphabet.

dimanche 30 août 2009

البردةLe manteau du prophète


OEuvre du miniaturiste algérien Mohamed Racim.

البردة

Nom d’un poème écrit par Kaab Ibn Zohaier, un panégyrique déclamé devant le prophète. A la fin de la déclamation de ce texte d’une grande qualité littéraire, le prophète offrit au poète sa البردة « borda ». Terme que j’aurais traduit par « cape » si le mot n’avait pas des connotations chevaleresque, par « mante » si ce terme ne désignait un vêtement féminin. Manteau est à prendre ici au sens de vêtement ample, pouvant être, comme au XIX siècle, utilisé dans la literie. La « borda » est quasiment un genre littéraire. Il s’agit toujours d’un poème long commençant par des strophes amoureuses النسيب pour finir par un éloge mystique du prophète. Parmi les poèmes dits « borda », on citera celui de Boussiri dont nous traduisons ici les premiers vers, Atouani et, plus près de nous, le poème irrésistible de Chawki.
Le poème de Boussiri البوصيريcomporte 160 vers. C’est la « borda » la plus connue au Maghreb, sans doute à cause des origines maghrébines de ce poète né à Dellys en Algérie et mort  en 1213 en  Alexandrie  mais aussi pour la grande délicatesse de ce texte.
البردة
البوصيري

أمن تذكـــــر جيــــــرانٍ بذى ســــــلم مزجت دمعا جَرَى من مقلةٍ بـــــدم

أَمْ هبَّــــت الريـــحُ مِنْ تلقاءِ كاظمــةٍ وأَومض البرق في الظَّلْماءِ من إِضم

فما لعينيك إن قلت اكْفُفاهمتــــــــــــا وما لقلبك إن قلت استفق يهـــــــــم

أيحسب الصب أن الحب منكتـــــــــــم ما بين منسجم منه ومضطــــــــرم

لولا الهوى لم ترق دمعاً على طـــــللٍ ولا أرقت لذكر البانِ والعلــــــــــمِ

فكيف تنكر حباً بعد ما شــــــــــهدت به عليك عدول الدمع والســـــــــقمِ

وأثبت الوجد خطَّيْ عبرةٍ وضــــــــنى مثل البهار على خديك والعنــــــــم

نعم سرى طيف من أهوى فأرقنـــــــي والحب يعترض اللذات بالألــــــــمِ

يا لائمي في الهوى العذري معـــــذرة مني إليك ولو أنصفت لم تلــــــــــمِLe manteau
Est-ce de t’être souvenu d’une voisine à Dhi Salamin
Que tu as mêlé tes larmes répandues à du sang ?
Ou est-ce le vent qui s’est levé du côté de Qadhima
Et l’éclair qui illumina les ténèbres vers Idhami ?
Pourquoi donc ne peux-tu pas retenir tes larmes ?
Pourquoi donc ton cœur ne peut-il se ressaisir quand tu le lui demandes ?
La passion croirait-elle que l’amour est dissimulé
Cet amour qui flamboie en toi ou qui s’est ancré ?
N’eût été ton penchant, tu n’aurais pas pleuré ni sur des vestiges
Ni à l’évocation du saule[1] et des traces laissées par ton amour
Comme peux-tu nier ta passion
Alors que les larmes et la maigreur témoignent contre toi
Et que l’amour a donné la preuve de deux coulées de larmes et de peine
Evidentes sur tes joues comme poivre sur fruit rouge
Oui l’ombre de celui que j’aime est passée nuitamment et m’a tenu éveillé
Car l’amour va à la rencontre du plaisir avec la douleur
Pardon ô toi qui me reproches mon amour udhrite[2]
Mais si tu étais juste, tu ne m’aurais fait aucune remontrance.
Traduction Jalel El Gharbi

[1] Le saule était le comparant de la beauté du corps de la femme.
[2] Platonique en référence à la tribu Udhra dont les membres mourraient d’amour. (le mot est employé dans le Larousse, dictionnaire mondial des littératures)

jeudi 27 août 2009

Le Ramadan en Tunisie


Une des merveilles architecturales de la médina. La mosquée du dôme où, enfant, Ibn Khaldoun fit ses études. (rue Torbat El Bey)

Le Ramadan en Tunisie
Il y a deux ans, j’ai écrit ce texte pour le site www.babelmed.net qui en détient les droits. Pour l'essentiel, rien n'a changé. Pour ce qui est des feuilletons, je ne suis pas très au fait de ce que propose la TV cette année.

Ramadan est l’occasion de penser ce qu’est ce mois pour des millions de personnes. Ce n’est pas seulement le mois de la piété ou des bombances. Un des cinq piliers de l’islam, (avec la profession de foi, la prière, l’aumône, le pèlerinage pour qui en est capable) le jeûne est observé par la majorité des fidèles. Certaines estimations avancent le pourcentage de 60 à 70 % de pratiquants. Mais ce qui importe, c’est que le Ramadan dicte son rythme à tous, y compris aux non pratiquants. Bourguiba, qui voulut édicter une fatwa permettant la non observance du ramadan, échoua et, à Tunis, le Ramadhan est une institution fortement ancrée dans les mœurs et dans la culture du pays.
On dit vernaculairement Sidi Ramadhan. On dit Sidi comme pour un saint. Il est vrai que le Ramadhan est le mois saint de l’islam. C’est le mois de la révélation coranique et il comprend surtout la Nuit du Destin, vraisemblablement la nuit du 27 celle où tous les vœux adressés à Dieu peuvent être exaucés. Voici comment il est évoqué dans la sourate 97 Le destin dans ses versets 1, 2 et 3 : Nous l’avons révélé pendant la nuit du Destin 2. Et qui te dira assez ce qu’est la nuit du Destin. La nuit du Destin est meilleure que mille mois. Ce mois est l’occasion d’une grande piété qui, malgré toutes les incitations au travail, ne semble pas s’accommoder avec le rythme du travail dont les horaires sont aujourd’hui écourtés pour permettre aux ménages de préparer la table de la rupture du jeûne. Et les femmes y passent de longues heures. Tout le rythme de la vie s’en trouve changé. Le comportement des Tunisiens se transforme de manière radicale. Le moment clé de la journée est sans doute sa fin. C’est autour de la table, après l’appel à la prière du Maghreb (Coucher de soleil), la famille se retrouve autour de la même table. A l’indolence de la journée succède la ferveur, religieuse pour les uns, culinaire pour tous, ferveur dont le signe le plus évident est la manière avec laquelle les gens se saluent : Chahya Tayba ( Bon appétit) avant la rupture du jeûne et Saha Chribtek (approximativement : A votre santé ). On comprend qu’après une abstinence qui va du crépuscule au crépuscule l’on soit saisi de fringale.
Qu’y a-t-il sur cette table ramadanesque qui puisse être interprété comme signe culturel ? Ou mieux encore : quels sont les éléments communs aux mets du Ramadhan. Reconstituons ensemble les succulences de cette table, on ne manquera pas d’y mettre du lait et des dattes (pour perpétuer la tradition prophétique), du pain de campagne Tabouna (celui qu’on mange depuis 3000 ans en Tunisie et au Maghreb mais qu’on ne mange guère les autres jours), la chorba (soupe). La meilleure, c’est la plus ancienne, c’est-à-dire la chorba d’orge (qui n’est pas sans rappeler la fameuse Harira marocaine), les briks ; les tajines, les olives. Pour la soirée : des crèmes, du sorgho. Et pour le Shour (collation qu’on prend avant l’aube), du couscous au lait et aux dattes, ou du riz.
La table du mois de Ramadhan, réunit pratiquants et non pratiquants autour de ses motifs de la nostalgie. Le Ramadan rappelle le passé, comme dans le verset coranique prescrivant le jeûne pour tout musulman : « O vous croyants ! Le jeûne vous a été prescrit comme il le fut pour ceux d’avant vous. Puissiez-vous être pieux ! » (La Génisse 183).Bien plus que le mois de la commémoration, le Ramadhan est celui de l’identité culturelle. C’est sur l’écran de la TV qu’on guette impatiemment l’appel à la prière, annonçant pour tous la rupture du jeûne. La TV commence par diffuser des émissions religieuses, puis des versets du Coran puis l’appel à la prière, relayé en ville par un coup de canon. Juste après la rupture du jeûne, ce sont des chansons ou des chants religieux, puis une cascade de publicités tournant presque toutes sur des produits alimentaires. Le ramadan est l’affaire de la chaîne officielle (TV 7 dont l’audience bat tous les records au mois du Ramadhan). Même les familles qui ne regardent jamais cette chaîne rompent leur boycottage pendant le mois du Ramadan. Après un flot de publicités (yaourts, soupe, boissons gazeuses, chocolats, beurre, margarine, crèmes, levure, légumes en conserves) qui constituent une véritable incitation à la débauche alimentaire, c’est l’heure des feuilletons. TV 7 se prépare pour le Ramadhan qui semble réconcilier les Tunisiens avec la chaîne pour laquelle ils payent une redevance : longtemps à l’avance, on prépare les spots publicitaires et deux feuilletons de 15 épisodes chacun en plus d’un sitcom de 30 épisodes. Le héros est très populaire Sbou’i incarne le rôle d’un débile de bon cœur et très sympathique. Pendant le mois du ramadhan, les Tunisiens ne regardent quasiment plus les chaînes orientales : MBC, Rotana films ni les chaînes occidentales (françaises).
Les soirées télévisées sont le lot des milieux défavorisés. Ce sont surtout les femmes qui suivent ces feuilletons où il est question de mariage, de divorce et autres soucis. Les hommes préfèrent hanter les cafés où ils sont de plus en plus nombreux à s’adonner au jeu malgré l’interdiction religieuse et pénale du jeu avec mise et où l’on fume surtout le narguilé, cet attribut d’une noblesse aujourd’hui perdue. On a l’air d’un pacha avec le gargouillement de son narguilé. Les pratiquants vont dans les mosquées où ils prient. Dans les grandes villes, surtout à Tunis, le Ramadhan est le mois de la culture. Les soirées animées par le festival de la médina se déroulent essentiellement dans l’enceinte de la médina (autre signe de la nostalgie) et offrent des spectacles tout aussi nostalgiques : cela va des conteurs qu’on ne voit que pendant le mois saint jusqu’à la musique soufi. Pratiquants ou non, le Tunisien se découvre pendant le mois de Ramadhan une vocation soufie des plus profondes.
A la maison de la culture Bir Lahjar, entre la prestigieuse mosquée Zeitouna et le saint patron de la cité Sidi Mehrez, sidi Ramadhan prend une allure hautement culturelle. La médina s’anime. Tout se passe comme si le Tunisien trouvait une trêve à l’étouffante agressivité de la ville. Ramadhan Karim (généreux) dit-on au Moyen-Orient. Ce mois est magnanime qui prend les allures d’une fête. On y retrouve malgré tous les prêches prônant la modération, cette exubérance, ce gaspillage sans quoi la fête n’existe pas et on y trouve aussi une certaine tolérance sociale : même dans les milieux les moins émancipés, la femme peut sortir jusqu’à une heure tardive et, dernière illustration de ce côté festif du Ramadhan, c’est qu’on y oublie toutes les contraintes, de toutes sortes. C’est sans doute pourquoi, pratiquants ou non, les Tunisiens tiennent au Ramadhan, malgré la publicité à la télévision.
Jalel El Gharbi(18/10/2007)
 

mercredi 26 août 2009

Traduire saudade شَجوَ

Sérigraphie de Julio Pomar, artiste portugais.
Saudade : Ce mot portugais réputé intraduisible désigne la nostalgie mêlée de tristesse pour un passé qui peut revenir. Un de ces vagues à l’âme qu’on éprouve en écoutant le fado portugais. Selon le poète Fernando Pessoa « la saudade, c’est la poésie du fado. »
Récapitulons : c’est un sentiment bivalent et associé à la musique. Souvenir mélancolique, lyrique du bonheur. Comme une tristesse du bonheur ou une joie de la tristesse.
Le mot viendrait de la combinaison de deux termes latins : solitudinem ou solitatem (solitude) et salutatem (le salut). Une origine arabe ne serait pas à exclure d’autant plus que le mot « saudade » a été d’abord employé par le troubadour D. Sancho. Ce mot pourrait venir de سويداء qui désigne originellement la bile noire, une des humeurs de l’âme, puis la partie la plus intime de l’affect, du cœur, le coeur du coeur.
Comment traduire « saudade » en arabe ? Nous pensons à شَجوَ qui signifie tristesse recherchée comme celle qu’on recherche dans l’écoute musicale, dans le طرب .
Le شَجو serait à rendre par spleen si ce mot ne comportait pas que du dégoût, de la nausée, de ce que l’on nomme en Algérie et au Maroc زعا ف et que l’on chante si bien dans le rai de Ouejda.
Le شَجوَ résulte d’une douce nostalgie pour un ailleurs ou un autrefois dont on ne sait parfois rien. Ce n’est pas de la nostalgie parce que cette dernière sait ce qu’elle regrette, ce qu’elle désire. Le شَجوَ ne sait ni ce qu’il regrette ni ce qu’il désire. Il serait comme un désir à l’état pur, intransitif que seul l’art peut susciter. Le mot fait partie de cette catégorie de mots qui en arabe signifient la chose et son contraire. Tristesse mais aussi exaltation.
Le شَجوَ serait le désir des artistes, le désir se nourrissant de manque, de vide. Le désir donnant vue sur les sites du silence.

mardi 25 août 2009

رمضان Ramadhan


رمضان Ramadhan

Avant l’islam, les Arabes utilisaient un calendrier luni-solaire d’origine araméenne et qui remonte vraisemblablement à Babylone. Ce calendrier suivait le mois lunaire avec, tous les trois ans, un mois supplémentaire dit mois intercalaire qui permettait de rajouter les jours manquant au calendrier lunaire par rapport au calendrier solaire (11 jours par an).
L’année embolismique النسئ fut sévèrement condamnée par l’islam parce qu’elle donnait lieu à des manipulations : on changeait le calendrier selon que les notables voulaient guerroyer ou nom. Le mot CHAHARشهر vient du syriaque "Sahar" سهر (lune), qui a donné en arabe shahar شهر (mois) et sahar سهر (veillée).
Dans ce calendrier qui regroupait les mois par deux. On distinguait six saisons de deux mois chacune (Automne, premier printemps, hiver, deuxième printemps, été et canicule). Certaines régions d’Arabie connaissait l’année à quatre saisons. Ce calendrier fut réformé au Vème siècle. Le mois de Natik نَاتِق ( à maintes reprises cité dans la poésie préislamique), le neuvième mois, prit le nom de Ramadhan (Ramadha : chaleur, canicule) cette étymologie du mois lunaire se réfère en fait au calendrier solaire. Ramdhan ne doit son nom qu’à la canicule qu’il faisait en ce moment là.
Cette hésitation entre les deux calendriers se trouve même dans le Coran. A la Sourate La Caverne, on peut lire :
وَلَبِثُوا فِي كَهْفِهِمْ ثَلاثَ مِائَةٍ سِنِينَ وَازْدَادُوا تِسْعًا
(سورة الكهف 25)
Ce que je tente de traduire ainsi ;
Or ils demeurèrent trois cents ans à quoi s’ajoutent neuf [ans]. (XVIII-25)
Ainsi, les dormants sont restés endormis non pas trois cents neuf ans mais trois cents puisque
« trois cents ans et neuf » signifie « trois cents » années lunaires + neuf ans, la différence entre les deux calendriers.
Il est à remarquer que Ramadhan, l’ancien Natik, ne faisait pas partie des mois Harams pendant lesquels les Arabes s’interdisaient de guerroyer ( trêve de Dieu), ces mois étaient Moharem, Rajab, Dhou Al Qua’da, Dhou Al Hajja.

lundi 24 août 2009

Tabou ? الحرام

Edvard Munch : Le cri
Tabou ? الحرام
Le présent billet se propose surtout de soulever des questions, de susciter une réflexion. Mon point de départ est une question relevant de la traduction : comment traduire « tabou » en arabe ? La question revient à dire qu’est-ce qui est tabou dans cette culture et surtout ce qui définit l’interdiction ou le tabou musulman.
Le mot rapporté de Polynésie par James Cook a été arabisé et cela a donne tâbou, pluriel tabouhettes. Mais je ne pense pas que l'emprunt suffise.
Quelle est la nature du « tabou » dans la culture arabo-musulmane ? Quel est le sujet tabou par excellence ? Théologiquement, il y a un seul interdit : l’entité divineالذات الإلهية , c’est-à-dire l’essence de la divinité. C’est le seul sujet qui soit interdit parce qu’inconnaissable. La connaissance de Dieu, de l’identité divine, de son essence, de sa « nature » ne peut se faire que par les qualités de Dieu, c’est-à-dire ses noms. Dieu ne peut ni être représenté, ni même pensé. Il est nommé.
Et la sexualité ? Le pouvoir ? L’homosexualité ? L’inceste ? L’argent ?
Une première remarque, c’est qu’il s’agit d’interdits récents. Pour aller vite, ce sont des interdits qui remontent à la décadence. Tout laisse à penser qu’une société fragilisée multiplie les interdits. Les traités de sexologie sont légion dans la culture arabe et on entend aujourd’hui encore qu’il « n’est pas de sujet honteux en matière de religion ». Nous avons même une description détaillée de certains détails de la vie intime du prophète. Il serait donc intéressant de chercher à partir de quel moment le tabou s’est installé. Il est vrai que nous ne connaissons pas de représentation picturale, « d’images » ayant trait à la sexualité, à l’homosexualité. On peut avancer que pendant très longtemps l’interdit ne frappait pas les livres. Pour s’en convaincre, il n’y a qu’à lire le livre de Jahiz Les Animaux. On trouvera, par exemple des récits de zoophilie qu’il serait téméraire d’écrire aujourd’hui. Depuis quand les livres sont-ils entrés dans la zone de la censure ? Je remarquerai juste ceci : l’œuvre de Bachar a été publiée par Cheikh Tahar Ben Achour. Qu’est-ce qui fait que certaines universités (La Zeitouna, par exemple) était plus ouverte que d’autres ? D’où vient ce puritanisme exacerbé ? A quel besoin répond le wahabisme ?
L’homosexualité : il n’y a qu’à consulter le premier manuel de littérature arabe pour comprendre combien elle était répandue.
Le véritable tabou me semble être le statut des parents, notamment celui du père. On trouvera une évocation de l’inceste initial dans le Coran mais point de révolte contre le père.
Ni Œdipe Roi, ni Hamlet, ni les frères Karamazov ne sont pensables dans la culture arabo-musulmane. Le seul à s’être défié de la figure du père, c’est Maari. Dans le Coran, le père est une figure sacrée. Il ne vient même pas à l’esprit d’Ismaël de lui désobéir. Les frères de Joseph ne remettent à aucun instant leur père en question. C’est de leur frère qu’ils cherchent à se débarrasser mais jamais de leur père dont la responsabilité n’est à aucun moment invoquée.
Comment définir le tabou – j’entends celui qui est inhérent à la culture arabo-musulmane- celui frappant la figure paternelle.
Il m’est arrivé de proposer le terme الحرام HARAM. Non pas dans le sens de péché mais dans le sens de sacré « masjid haram », qui ne doit pas être profané « chahr haram », (plus vernaculairement, ce qu’on appelle dans un emploi dévoyé dans les pays du Golfe HORMA , femme qui ne peut être « abordée » parce que mariée. Le mot est ici péjoratif.)
La première caractéristique de ce qui ne doit pas être profané est d’être profane (ou tout au moins apte à être profané). Ainsi donc le propre du tabou musulman est de faire voisiner en lui sacré et profane. Dieu n’est pas un tabou (l’entité divine mise à part), le prophète non plus n’est pas un tabou, la sexualité n’est pas un tabou, l’argent n’est pas un tabou. Le tabou résulte de la contiguïté entre sacré et profane : la mère, le père.

dimanche 23 août 2009

الدينار Le dinar



D’où viennent nos dinars ?

دينار Dinar : monnaie en cours dans nombre de pays du Maghreb, du Moyen Orient et en Serbie. Du grec, δηνάριον. (dinarion) qui a donné en latin denarius aureus (denier d’or). Le denarius a été émis pour financer la deuxième guerre punique contre Carthage vers 212 avant J.C.
Le mot serait passé en arabe par l’entremise du pluriel denarii dont seule la désinence a été supprimée. A moins qu’il ne s’agisse d’un emprunt au grec par le biais du persan ce qui accréditerait la thèse d’Ibn Mandhour qui note dans son excellent Lissan Al Arabs que le mot est persan. Cette dernière hypothèse ne semble pas à exclure.
Le mot arabe (et persan) dinar est donc de la même origine que le mot français « denier ».
Selon Le Trésor de La langue Française ou le Larousse, le dinar remonte au VIIème siècle. C’est le calife Abdel Malek qui émit le dinar, pièce en or pesant un مثقال « Mithqal » soit 4,25 grammes. Cependant, il convient de remarquer que le mot est antérieur aux Omeyyades puisqu’il est cité dans le Coran (III, 75).

samedi 22 août 2009

الطغراء Le Tughra

Le tughra de Soliman le Magnifique.

الطغراء Tughra Tuğra, ou tugra : le mot est turc et il est utilisé également en persan. La langue arabe a tenté de lui substituer le mot طرة . Mais ce nom n’a pas connu la fortune souhaitée, il n’est plus employé dans ce sens et c’est le mot turc qui est resté. Le mot « tughra » désigne la signature des sultans ottomans, mamelouks, persans et tatares. Il s’agit du nom du sultan avec une brève formule glorifiant son règne qu’on trouvait sur les pièces de monnaies ou alors sur le sceau du sultan.
Aujourd’hui, cette signature ne se rencontre plus guère que sous la forme d’une calligraphie de la formule « au nom de Dieu clément et miséricordieux » بسم الله الرحمن الرحيم autocollant que de nombreux véhicules, taxis et camions, arborent.
Sur le plan calligraphique, la tughra (le féminin me semble mieux indiqué) est en écriture Tholoth ou diwani .
Le tholoth est une écriture douce, élégante et fluide. Elle semble être la mieux indiquée pour dire le mouvement. C’est le calligraphe Mustapha Rakem (1757- 1821) qui donne au Tughra sa forme définitive.
Alors que l’un des grands derniers maîtres en la matière est sans doute le calligraphe Hamed Amadi (1891-1982) auteur de trois tughras des plus connus : celle du roi Fayçal d’Arabie, Du Shah Mohamed Rida Pahlavi et du sultan Abdelhamid II.
Le corps de la calligraphie est constitué de cinq parties : la base, l’œuf, les bras, le corps, la fin. Le tout représente une main. Pour comprendre ce qu’est le Tughra, il faut tenir compte d’une différence essentielle entre peintre et calligraphe. Si le peindre reproduit ce qu’il voit (tout au moins dans le cas de la peinture figurative), le calligraphe reproduit ce à quoi il pense. Et en l’occurrence, il s’agit de la main : celle qui signe, qui laisse une empreinte mais surtout celle qui symbolise le pouvoir, exactement comme le signifie en français l’expression « avoir la haute main ». On serait tenté de voir dans le tughra une main stylisée. C’est plutôt la figuration avec des outils non figuratifs qu’il convient de voir.
La réussite du tughra vient de la complexité des impératifs auxquels il obéit beaucoup plus que de la complexité de la composition elle-même. Le tughra doit allier lisibilité et inimitabilité, le tout transcendé dans le besoin de dire la magnificence.

samedi 25 juillet 2009

Chebbi : Le chant du tonnerre انشودة الرعد



Abul-Kacem Chebbi. 1909-1934

Le chant du tonnerre

Dans le calme de la nuit
Quand le recueillement enlaça l’univers
Et que la voix de l’espoir disparut
Derrière les horizons de la rémission
Le tonnerre psalmodia un chant
Que tous les êtres reprirent
Telle la voix de la vérité
Exhortant les profondeurs de la vie
Cheminant avec vacarme
Dans les replis des fleuves
Comme le maître des djinns
Au fond de l’abîme
J’ai alors demandé à la nuit
A la nuit mélancolique et effroyable
Fasciné par la nuit, la belle et étrange nuit,
«Le chant du tonnerre serait-il gémissement et nostalgie
Que chante dans le recueillement l’esprit de l’univers triste
Ou est-ce la force qui chemine
Tyrannique et bruyante
Laissant entrevoir dans les replis de sa voix l’humeur de la souffrance »
Mais la nuit est restée inerte et figée
Silencieuse comme l’étang de la plaine déserte, sans écho
Traduction de Jalel El Gharbi
انشودة الرعد
في سكون الليل لما عانق الكون الخشوع
واختفى صوت الأماني خلف آفاق الهجوع
رتل الرعد نشيدا رددته الكائنات
مثل صوت الحق إن صا ح بأعماق الحياة
يتهادى بضجيج في خلايا الأودية
مثل جبار بني الجن بأقصى الهاوية
فسألت الليل والليل كئيب ورهيب
شاخصا بالليل والليل جميل وغريب
أتُرى أنشودة الرعد أنين وحنين
رنمتها بخشوع مهجة الكون الحزين؟
أم هي القوة تسعى باعتساف واصطخاب
يترآى في ثنايا صوتها روح العذاب
غير أن الليل قد ظل ركودا جامدا
صامتا مثل غدير القفر من دون صدى

lundi 20 juillet 2009

Ne sommes-nous pas tous des migrants ?


Le Zeitung vum Lëtzeburger Vollek publie dans sa livraison du 10 juillet un article de Michel Schroeder consacré à Nous sommes tous des migrants ouvrage dirigé par Giluio-Enrico Pisani et auquel ont contribué Anita Ahunon, Afaf Zourgani, Laurent Fels, Laurent Mignon et moi-même.


Ne sommes-nous pas tous des migrants ?

Il nous faut, dès aujourd’hui et non pas demain, ouvrir toutes nos frontières, non pas par crainte que l’autre viole un jour notre territoire (au fait, aucun territoire ne nous appartient !), mais dans un élan commun de fraternité humaine et universelle.
Aucun territoire ne nous appartient, peu importe notre origine ou notre lieu de naissance, car nous sommes, chacun et chacune, de naissance et d’essence universelle, donc par définition, nous avons « droit de cité » sur la planète entière. Il nous incombe impérativement, et, sans discussion ou discours creux, le devoir d’ouvrir nos portes à nos voisins et voisines, si souvent malmenés par le colonialisme et par la crapuleuse société du profit.
Giulio-Enrico Pisani (et ses ami(e)s) nous invitent à un poignant voyage au pays de la tolérance et de l’ouverture, avec le généreux ouvrage Nous sommes tous des migrants, publié aux Editions Schortgen. (editions@schortgen.lu / www.edi tions-schortgen.lu). Un livre que nous avons le devoir de lire, tant il prend aux tripes, tant il participe à l’humanisation de la race humaine.
Giulio prétend que NOUS SOMMES TOUS DES MIGRANTS, car comment nier, en effet, que sur cette terre tout le monde soit, ou ait été, un migrant, ou bien descende de migrants. Combien a-t-il raison, ce poète, ce philosophe ! Car nous sommes bel et bien de partout, de tous les lieux, de toutes les patries, de tous les territoires, de toutes les forêts, savanes et jungles, de toutes les villes, cités, mégalopoles, de tous les trous perdus, de tout village, cité-dortoir ou encore de chaque lieu-dit. Penser ainsi, est déjà aller vers le respect total et global de l’autre, de la planète mère, de la terre, ce fœtus de la race humaine, cette matrice de la vie et des générations à venir.
Au quotidien, nous assistons, impuissants, au drame et aux tragédies de ceux et celles qui fuient leur pays, afin d’échapper à la misère, à la famine, ou à des conflits. Ces tragédies se jouent au quotidien, en Méditerranée et ailleurs.
Mario Hirsch, Directeur de l’Institut Pierre Werner, dans sa préface au livre Nous sommes tous des migrants, salue ce témoignage, cet échange épistolaire passionnant et passionné entre des gens qui sont des littéraires et des poètes, ce témoignage qui va droit à l’essentiel, beaucoup plus que les comptes-rendus journalistiques et les analyses des spécialistes universitaires. Oui, sur la problématique des migrants, cette publication apporte un éclairage riche, en déclinant tous les aspects de ce drame.
Il est tout à fait exact, comme l’écrit dans sa préface, Mario Hirsch, que les migrations pourraient être un vecteur de dialogue d’enrichissement et de rapprochement entre les peuples, alors qu’au contraire, elles se sont transformées en source de tensions et de malentendus sans qu’on n’y prenne garde. Les migrations, qui auraient pu être, qui auraient dû être une chance pour les pays d’accueil, sont en train de se refermer sur elles comme un piège. C’est à peine qu’on commence à se rendre compte vers quels précipices nous mènent les dérobades, l’inaction, la politique de l’autruche, la mentalité d’assiégé qui se répand un peu partout dans ce qui est devenu la Forteresse Europe, mais aussi la dictature des bons sentiments.
Le livre Nous sommes tous des migrants, publié aux Editions Schortgen, nous propose ainsi des échanges de lettres, d’idées, de missives, entre des personnages et des personnalités du monde des lettres. Qu’ils soient poètes, ethnographes de l’accompli poétique, ou journalistes, les idées et opinions qu’ils véhiculent à travers ce livre sont d’un triste et grave réalisme.
Giulio prétend – et ma conscience lui donne mille fois raison – que ce n’est pas en priant pour les migrants, ni en se donnant bonne conscience par quelques lectures et publications engagées ou manifs symboliques contre les expulsions, que nous parviendrons à une communauté de vision, à ce dialogue fort qui conduit à une prise de conscience ultime et tenace, qui mène à une politique humaine.
Giulio-Enrico Pisani a connu, très jeune, le sort du migrant. Mais à ce sujet, il écrit et dit ou dit et écrit : quoique la pauvreté, la peur, les frustrations, les humiliations que je vécus, ne soient en rien comparables aux indicibles souffrances endurées par bien des migrants d’Afrique, je leur suis très proche. Petit émigrant italien en Suisse, j’étais tout naturellement dans mon égocentrisme d’enfant ma propre mesure du drame que je souffrais.
Oui, les chagrins et déconvenues de Gulio lui semblèrent immenses. Pourtant, loin de l’abattre, cette souffrance tendait à lui donner un sentiment d’excellence vis-à-vis de ses petits camarades autochtones à l’existence douillette et bien réglée. Il a eu un peu l’impression de participer à une aventure, sinon extraordinaire, du moins pas tout à fait commune. Il lui arrivait de s’identifier au Petit Prince, à Mowgli, à Huckleberry Finn, ou à Giorgio, le petit Tessinois et à d’autres petits héros du déracinement.
Certes, avec le temps, une certaine maturité aidant et grâce à des circonstances heureuses, il a pu s’insérer, voire, il le reconnaît, s’embourgeoiser. Mais si les cicatrices anciennes ne font normalement plus mal, elles peuvent se rouvrir devant les souffrances d’autrui. Le journaliste Pisani explique que, aucune époque n’a été tendre avec les migrants. Certes, en d’autres temps, réunis en grand nombre, ils se mettaient en marche vers des terres plus nourricières ou autres eldorados réels ou imaginaires : c’étaient alors les grandes migrations et les invasions barbares et les conquêtes et les colonisations. Des populations entières migraient, mouraient en route ou à l’arrivée. Certains peuples, porteurs de guerre, pillaient, brûlaient, massacraient et se faisaient massacrer à leur tour. Beaucoup crevaient sur place dans les décombres de leurs espoirs évanouis. Certains survivaient, se fondaient dans le milieu local, s’assimilaient ou fondaient de nouvelles civilisations.
Les poètes ont souvent chanté leurs gestes et leurs destins. Mais les voyageurs sans bagages, les exilés sans fortune et les aventuriers sans fortune et les aventuriers de la faim esseulés et quémandeurs eurent rarement droit aux honneurs de la poésie épique. Giulio-Enrico constate que ces migrations là semblent bien être du passé. La géographie politique du monde a changé, s’est figée, comme un vaste champ de terre argileuse mais fertile, tout fendillé par la sécheresse, brisé en milliers de mottes inégales et profondément divisées. La sécheresse, c’est les lois politico-économiques et les cœurs des politiciens, que le sang des persécutés et les larmes des déshérités n’attendrissent pas. Les hommes n’ont pas foncièrement changé. Il y en des bons, de moins bons et des mauvais, mais dans leur majorité, ils ne sont pas si mauvais que ça, seulement terriblement égoïstes et bornés.
C’est justement cette majorité (celle des bornés et des égoïstes) que représentent les décideurs politiques dans nos démocraties que nous croyons si enviables. Elles valent sans doute mieux que les tyrannies, mais que de calcul, que de sécheresse !
Le pouvoir politique en place ces dernières années, pratiquait une politique de l’exclusion.
Les demandeurs d’asile ont été déboutés en nombre. On les renvoyait vers les pays du Sud, alors que nous sommes responsables de bien des situations économiques et politiques désastreuses dans les pays du Sud.
Nous profitons largement des richesses des pays du Sud, nous les avons exploités tout au long de l’histoire de l’humanité et nous les exploitons encore. Nous avons soumis les pays du Sud, à tel point qu’aujourd’hui bien des pays du Sud ont versé dans des dictatures innommables.
Ne nous faudrait-il pas ouvrir nos frontières de plein gré, offrir l’asile au plus grand nombre, si nous voulons éviter qu’un jour prochain nous ne soyons envahis par des centaines de milliers, par des millions d’individus menacés de famine, menacés par des gouvernements militaires radicaux, menacés par le manque d’eau potable !
Quel bonheur pour nos enfants d’apprendre une partie de la culture de ces enfants venus d’ailleurs, de pays où coutumes et traditions sont différentes des nôtres. Le mélange des races et des cultures a été de tous temps un bienfait pour l’humanité. Si nous refusons cela, alors retranchons-nous dans nos villes et nos villages, fermons les frontières, occultons nos fenêtres, barricadons-nous derrière nos portes.
Une question me hante : que deviennent ces enfants qui ont été renvoyés dans leur pays d’origine avec leurs familles respectives ?
L’avenir et le devenir de ces enfants est-il assuré ? Comment vivent-ils la scolarité dans leur pays d’origine, surtout pour ceux et celles qui ont suivi plusieurs années de scolarité dans notre pays.
Que pensent-ils aujourd’hui du Luxembourg ? Le plus grand nom-bre a gardé un bon souvenir de l’accueil chaleureux qu’ils ont connu de la population. Mais en ce qui concerne les décisions politiques prises à leur encontre, alors là, je pense qu’ils vont bouffer du politicard luxembourgeois pendant encore bien des décennies.
A juste raison d’ailleurs !
A quel point leur psychisme n’a-t-il pas été fragilisé à cause de cette dramatique situation ?
N’oublions jamais, que de tous temps, nous avons eu besoin de l’autre, de l’étranger. L’étranger participe à notre édification, tout comme nous participons à la sienne. Ce que l’étranger nous transmet de sa culture, n’a pas de prix.
Les auteurs de ce livre collectif sont :
Alaf Zourgani, née le 23/12/1973 à Casablanca. Cette universitaire (Licence puis DEA en langue et littérature françaises) travaille dans la galerie marocaine d’Art contemporain Al Manar. En 2000, elle a rejoint l’équipe du magazine féminin « Femmes du Maroc ». Elle alimente régulièrement un blog de poésie créé en 2007, Kalam Fil Medina (Paroles dans la Ville) : www.mencasa.blog spot.com
Anita Ahunon, fille d’exilé espagnol, a vécu à Paris, puis dans la région de Perpignan. Elle consacre le plus clair de son temps à soutenir les immigrés, surtout par l’alphabétisation. Elle est membre du bureau national du Groupe Français d’Education Nouvelle. Elle a publié un recueil portant le titre Demain, je serai poète…(Editions Vicenta & Bernard).
Jahel El Gharbi est un universitaire tunisien qui œuvre pour une utopie qu’il nomme Orcident ou Occirient. Il est fortement engagé dans le dialogue des cultures, tout en étant poète, traducteur et essayiste. Il est notamment l’auteur de Claude Michel Cluny, des figures et des masques (Editions de La Différence). http://jalelelgharbipoesie.blog spot.com
Laurent Fels est mem-bre titulaire de l’Académie Européenne des Sciences, des Arts et des Lettres. Enseignant dans notre pays, il consacre la plus grande partie de son temps à la recherche en littérature (poésie française des XX° et XXI° siècles, poésie et philosophies d’Asie et littératures ésotériques). Il est aussi membre du Comité d’Honneur du Courrier International de la Francophilie et collaborateur scientifique des French Studies de l’Université d’Oxford. En 2007, l’Académie Nationale de Metz lui a décerné le Grand Prix de Littérature pour ses recueils Le Cycle du Verbe et Comme un sourire.
Laurent Mignon a appris dès son plus jeune âge que les frontières sont des aberrations de l’histoire. Mignon n’est-il pas fils des deux Luxembourg. (Au fait Luxembourg avec s ou sans s après le g). Spécialiste en philologie orientale, il a bourlingué de Bruxelles à Amman et d’Istanbul à Londres. Avocat d’un humanisme pluriel et engagé, il a collabore a diverses publications en Angleterre, en Belgique, au Luxembourg et en Turquie. Il est l’auteur de plusieurs livres : Neither Shiraz Nor Paris / Lettres de Turquie et d’ailleurs / Pierres et poètes.
Giulio-Enrico Pisani est né en 1943, à Rome. Dès 1951, il a connu le destin de ceux qui vont s’installer ailleurs. Ce qui lui rend plus proche et plus compréhensible le destin de ceux qui fuient aujourd’hui, pour tenter un ailleurs meilleur. Giulio-Enrico Pisani a ainsi vécu en Suisse, puis en Belgique, pour enfin atterrir, en 1964, au Luxembourg. Ce dont nous n’avons pas à nous plaindre, parce que Giluio contribue largement à la scène culturelle de notre pays. Auteur de romans, recueils de poèmes, d’un essai politique, ainsi que d’une essai biographique, son travail littéraire a été distingué à deux reprises au Concours littéraire national. Entre 1990 et 2008, ont été publiés plus de 600 de ses nouvelles, articles, textes courts, poèmes dans la presse et dans des anthologies ou ouvrages collectifs. Giulio-Enrico est entré en politique voici quelques années. www.lsv.lu/lsv_pisani.htm.
Nous sommes tous des migrants de Giulio-Enrico Pisani & C° a été publié aux Editions Schortgen. (editions@schortgen.lu / www.editions-schortgen.lu).
Michel Schroeder
vendredi 10 juillet 2009

mercredi 15 juillet 2009

La donna é mobile (français / italien)


Poèmes de Giulio-Enrico Pisani

GIARDINO APERTO

La donna é mobile,
l’uomo irrequieto,
destino fragile,
giardino aperto.

Va pure, vieni,
alma curiosa,
passati i fieni
lei si riposa
dal volo estivo
vers’orizonte,
che sempre schivomai troverá.

Stanca di fuori,
un po’ delusa,
torna tra i fiori,
che mai oblió.

JARDIN OUVERT


La femme va et vient,
l’homme est sans trêve,
destins fragiles,
hors du jardin.
Va, viens, voyage,
âme curieuse !
Après les foins
repos, repose
du vol estival
vers l’horizon
toujours fugace,
pis, introuvable.

Las du voyage,
sens déçus, sans sous,
sens dessus dessous,
reviennent aux fleurs
jamais oubliées.

mardi 16 juin 2009

Après le colloque, le livre... Sur "L'identité européenne et les défis du dialogue interculturel"


L'abbaye Neumünster où s'est tenu le colloque.

Après le colloque, le livre (1) ... sur
«L’identité européenne et les défis du dialogue interculturel»

Giulio-Enrico Pisani.

Huit mots et deux brèves journées pour dépasser, grâce à la prise de conscience de la vitale symbiose des cultures d’Occident et d’Orient, du Nord et du Sud, ces particularismes, frilosités et replis identitaires qui finissent toujours par devenir, comme le craint Amin Maalouf, meurtriers!(2) Et ce n’est pas le seul défi qui se posait aux organisateurs, auteurs et orateurs de ce colloque des 21 et 22 septembre 2007. Focalisé à l’époque sur les interventions de Jalel el Gharbi et de Laurent Mignon (les seules auxquelles j’eus l’occasion d’assister), je ne sus pleinement saisir la formidable dimension culturelle d’un symposium obligé de transcender clivages idéologiques et approches politiciennes. Dimension respectée, disons, à peu d’exceptions près. Heureusement, ces exceptions ne réduisent en rien la valeur d’une grande majorité des interventions ni de l’ouvrage dans son ensemble. On ignorera simplement les pages 12 à 56, (prosélytisme + auto-encensement) et 211-217 (philippique) qui n’ont rien à faire dans un ouvrage souhaité respectueux et cofondateur d’une oekoumène culturelle. Autre petit bémol: seulement trois ou quatre des participants, sur une bonne quinzaine, peuvent être considérés représenter le monde musulman. Aussi, quelque ouverts et universalistes soient presque tous les intervenants européens chrétiens ou agnostiques et généreuse leur approche, l’optique qui prévaut est occidentale. C’est dire combien une réédition de cette notable expérience s’impose, mais qu’elle devra compter davantage de participants du sud et de l’est méditerranéens.
Bon, assez bavardé. Ouvrons donc l’ouvrage sur l’excellent avant-propos de Roberto Papini et de Mario Hirsch. Destinée à lancer un projet plus qu’ambitieux, leur intelligente mise en route pose notamment la question: «Qu’est-ce qu’aujourd’hui l’Europe?». Mais dresse aussi un constat navré: «Le processus de Barcelone qui devait promouvoir la collaboration des sociétés civiles plus que des gouvernements n’a pas tenu ses promesses». Et elle s’achève en posant une importante prémisse: «La Méditerranée fait partie de notre horizon».
J’ignore les trois avant-propos suivants (superflus), une introduction générale qui n’introduit pas grand-chose et dont la plupart des intervenants ne tiendront aucun compte, ainsi qu’une première intervention qui frôle le ridicule et entre dans le vif du sujet. Et ce sujet tellement vaste, polyculturel et diversifié, que d’éminents intellectuels mirent deux journées entières à en présenter quelques aspects, a été parfaitement introduit par Pietro Adonnino. Il serait bien entendu vain de vouloir le cerner en quelques colonnes. Aussi limiterai-je ma présentation de sa brillante intervention, comme des suivantes, à quelques phrases et mots-clés.
Et celle de Pietro Adonnino l’est particulièrement, intéressante. Il pose en effet la pierre angulaire du colloque en exaltant le dialogue interculturel et en essayant de définir les particularismes, identités et traditions, reconnaître leur importance, mais aussi leurs dangers. «La définition que j’ai proposée (de l’identité européenne) englobe la culture en tant qu’expression des diversités, des dépassements des connexions qui divisent et de la recherche de ce qui est commun», dit-il. Il n’évite toutefois pas certaines contradictions.
L’orateur suivant, Traugott Schoefthaler, n’hésite pas, lui, à mettre les «bâtisseurs» et «capitaines» de l’Europe face à leurs responsabilités devant le fossé qui s’est creusé entre les citoyens et les dirigeants européens. Plus porté à faire confiance à l’homme qu’à la religion, il affirme que la concorde entre les cultures passe par l’abandon de leurs prétentions sur un monopole de la vérité par les religions, source permanente de courants violents. Et il stigmatise ceux «qui favorisent, conscients ou non, un repli identitaire de l’Europe, visé par un courant clérical qui cherche à rétablir une identité de "l’Occident chrétien" au détriment de la vision d’une Europe ouverte sur le monde.
Nathalie Galesne, montre de son côté avec une belle clarté, qu’une Europe de dialogue des cultures doit commencer par se voir dans le regard des autres. «Après la chute du mur de Berlin», affirme-t-elle, «cet universalisme (dont se réclamait l’Europe) est mort au profit de l’identitaire et du relativisme culturel qui laisserait entendre que certaines cultures seraient supérieures à d’autres.» Mais aussi «La mondialisation techno-économique s’avère être une balkanisation politico-culturelle (...) L’Europe se montre de plus en plus incapable de décliner sa relation à l’autre, de fédérer les énergies et les diversités autour d’un grand projet dont elle serait la force motrice. Autocentrée, autoréférentielle, profondément ignorante des autres systèmes de pensée (...) sourde aux raisons de l’Autre...».
À son tour, Jean-Jacques Subrenat, qui nous présente «L’Union Européenne dans son voisinage», dresse un tableau assez critique, mais peut-être un peu «soft» des politiques et attitudes européennes de voisinage. Il examine en détail les nombreux problèmes soulevés par les élargissements successifs de l’UE et leurs variantes futures. Pour ce qui est du rapprochements culturel, il propose des solutions basées sur une laïcité tolérante et des limites à la fois géographiquement et culturellement raisonnables, terme qui n’exclut pas une certaine frilosité et quelques réticences..
Quant à Mohamed Arkoun, son «L’Islam face aux défis de l’Europe et de la modernité» est un discours extrêmement intéressant, mais qui m’apparaît trop complexe, savant et perdant part de son effet dans l’abstraction. Il eût gagné à être plus accessible. Et ce d’autant plus que le principe de «solidarité historique» porté par Arkoun est primordial et donne à ce français kabyle d’Algérie la dimension d’un pont entre les cultures à l’instar de ces «européens» d’ailleurs que sont Amin Maalouf, Omar Ba, Slimane Zeghidour, Hamid Skif et bien d’autres.
Jalel El Gharbi, présente alors «Les nourritures de l’incompréhension», que mon article dans la Zeitung du 28.9.2007 a pu vous faire connaître. El Gharbi ne peut à son tour que tristement constater: «Le projet humaniste qu’était la construction de l’Europe s’est transformé en projet identitaire...» Conséquence de cette évolution et du manque de compréhension occidental de l’importance d’une entité arabe laïque et progressiste: «... Aujourd’hui, seul les intégristes ont un projet». Faut-il s’y résigner ? Non, mais l’espoir vient peut-être d’ailleurs. Aussi, dans un tout autre registre, mais toujours dans un cadre éminemment humaniste, c’est la perception poétique du voyage, de l’élan vers l’autre, qui permet à l’homme de transcender ses différences et différends. C’est d’ailleurs cette poétisation des migrations qu’il exprima à l’époque, qui m’inspira l’essai poétique collectif «Nous sommes tous des migrants» paru en mars dernier.(2)
De son côté, Giuseppe Motta nous fait quitter un moment les rives de la Méditerranée vers la mer noire et plus au nord et à l’est encore, pour nous plonger dans le grand casse-tête russe. Après un brillant scorcio sur l’histoire de ce grand peuple il examine avec pertinence les rapports d’amour-haine/Hassliebe entre l’Europe occidentale et la Russie. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Tous les accords seraient possibles et souhaitables, mais toute idée de fusion resterait utopique.
Laurent Mignon, dont l’intervention a fait également l’objet de mon article du 28.9.2007, nous montre avec «L’orientalisme revisité» toute l’ambiguïté du mouvement orientaliste qui, historiquement, sous des abords orientophiles serait, comme l’affirmait Ahmed Mithad Efendi, l’aspect scientifique d’un projet visant à conquérir et dominer l’orient. Un engouement romantique – à la Pierre Loti – de l‘Orient serait du même ordre. Selon Mignon, une approche moderne et constructive des orientaux devrait comprendre en Europe notamment l’identification, le décryptage et l’analyse des préjugés et stéréotypes sur l’Islam, ainsi que l’étude de leur émergence.
Penchons-nous pour finir sur l’excellente conclusion de Paul Valadier s.j., dont le texte progressiste s’inscrit en faux contres les approches bigotes de certains intervenants cités, mais non nommés, plus haut. Selon lui les cultures ne dialoguent pas, mais des personnes s’en réclamant le peuvent: «Ces personnes constituent des ponts». Revoilà l’appel de Schoefthaler, de Maalouf qui les qualifie de passerelles, ainsi que du "collectif" de «Nous sommes tous des migrants»(3)! Valadier stigmatise les tendances à l’uniformisation et de soumission à la pensée dominante. Dialogue interculturel et recherche de convergences ne doivent «pas aboutir à un nivellement, mais au contraire à l’estime et la valorisation des différences enrichissantes pour tous...». Mais il ne faut pas que cette ouverture permette d’«entretenir au sein des cultures de redoutables formes de fondamentalisme ou d’intégrisme en réaction à ce que certains considèrent comme de nouvelles et subtiles formes d’impérialisme...»
Et ma conclusion à moi, amis lecteurs, c’est que «L’identité européenne et les défis du dialogue interculturel» est un formidable ouvrage qu’il faut avoir lu. À l’exception de quelques superfluités mineures que leur parti pris vous fera écarter d’un haussement d’épaules, les textes qu’il contient ont tout ce qu’il faut pour favoriser la promotion et le rapprochement des civilisations.

1) 268 pages, Édit. Saint-Paul, 2008, 20,- EUR., comm. en librairie ou à l’Institut Pierre Werner, Centre Culturel de Rencontre Abbaye de Neumünster, Bâtiment Robert Bruch, 2e étage, 28 rue Münster, L-2160 Luxembourg, tel. 490443-1 ou mail info@ipw.lu
2) sur Amin Maalouf : «Les identités meurtrières», essai auquel se réfère également Traugott Schoefthaler, lire mon article «Le Pont Maalouf II. Un auteur visionnaire» - Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek 9.5.2009 (en ligne sur http://www.zlv.lu/)
3) «Nous sommes tous des migrants» essai poétique épistolaire coécrit par Jalel El Gharbi, Laurent Mignon, Anita Ahunon et Afaf Zourgani et moi-même, 102 pages, 12,- EUR., Éditions Schortgen.


Roberto Papini est membre du Comité Scientifique de l’Université LUMSA, Rome et Secrétaire Général de l’Institut International Jacques Maritain
Mario Hirsch, ancien rédacteur en chef du Lëtzebuerger Land, est directeur de l’Institut culturel européen Pierre Werner et la cheville ouvrière de ce colloque
Pietro Adonnino a été professeur à l'Istituto Universitario Navale di Napoli, est professeur à l’Université “La Sapienza” à Rome et Président de l’Institut International Jacques Maritain
Traugott Schoefthaler a été Secrétaire Général de la Commission à l’UNESCO et directeur de la Fondation Euro-Méditerranéenne pour le dialogue entre les Cultures Anna Lindh
Nathalie Galesne est directrice pour la France et Rédactrice en chef du magazine méditerranéen Babelmed.net
Jean-Jacques Subrenat, ambassadeur de France de 1995 à 2005, est actuellement Président du Conseil scientifique (2007~) de l'Institut Pierre Werner
Mohamed Arkoun, lauréat du Giorgio Levi Della Vida Award 2002 de l’Université de Californie, Los Angeles, est professeur à l’Université La Sorbonne, Paris II
Jalel El Gharbi, qui dirige sur le site du magazine Babelmed la rubrique régulière de poésie Les Transports poétiques, est poète, professeur de littérature à l'Université de la Manouba et l'un des meilleurs critiques de poésie française contemporaine.
Giuseppe Motta, professeur d’histoire d'Europe orientale à la Faculté de Langues e Littératures étrangères à l’Université des études de Bergame, s’occupe particulièrement de la défense des minorités ethniques en Europe centre-orientale.
Laurent Mignon, poète et professeur adjoint à l’Université Bilkent d’Ankara en littérature turque et ottomane du 19è et 20è siècle et littérature comparée turque et arabe, entrera sous peu comme maître de conférence en langue et littérature turque et ottomane à l’Institut Oriental de l’Université d'Oxford.
Paul Valadier s.j. est philosophe, professeur à l'Université catholique de Lyon, ancien professeur émérite au centre Sèvres (Paris), ancien rédacteur en chef de la revue «Études».

lundi 1 juin 2009

Pourquoi écrire ?


Pourquoi écrire ?
Lancinante question qui, semblant interroger la raison d’être des choses, confine au silence et touche à ces zones où commence le néant. Ci-dessous la réponse de mon ami Laurent Fels, poète luxembourgeois, à cette question.

La question se trouve au centre même du processus créateur. Doit-on dire avec Saint-John Perse : « À la question toujours posée : 'Pourquoi écrivez-vous ?' la réponse du Poète sera toujours la plus brève : 'Pour mieux vivre' » ? Personnellement, je pense que l’écriture n’aide pas à mieux vivre. Au contraire. C’est autour de la névrose que se cristallise le symbole qui, dans une phase ultérieure – c’est-à-dire après être passé par le kaléidoscope de l’inconscient – constitue le premier fragment d’une œuvre à venir. Il faut avoir vécu beaucoup de moments de solitude et de désespoir pour que le premier vers d’un poème, voire le premier mot d’un vers puisse s’écrire. Et encore. Avec le temps, on mûrit et on devient plus sélectif. On élimine certaines choses dérangeantes. On se rapproche de plus en plus d’une poétique du dépouillement. Car c’est lorsque le cœur éclate en silences que l’œuvre prend forme dans les tréfonds subliminaux et jaillit – à des instants très rares dans une vie humaine – comme un geyser à la frontière d’un désert de glaciers. Ce moment n’existe peut-être qu’une seule fois dans la vie d’un écrivain et c’est à ce moment-là qu’il produit un chef-d’œuvre.
Laurent Fels

samedi 30 mai 2009

Voir Naples...



Université de Naples. Vue de son prestigieux Palazzo Du Mesnil. Photo Risotto al Caviale.


Un grand merci aux autorités académiques de l’Università degli Studi di Napoli L’Orientale, notamment au Professeur Agostino Cilardo.
Un grand merci à mes collègues et amis : l’éminent Professeur Mario Petrone, l’éminent Professeur Bartolomeo Pirone, Madame Maria Cerullo.
Mes remerciements vont également aux étudiants de mes collègues italiens.
Un grand merci au consul de Tunisie qui a tenu à être représenté par notre dynamique attaché culturel, Mr Mohamed Ben Youchaa.
Un grand merci pour leur accueil et leur exceptionnelle qualité d’écoute.
En les assurant de mon dévouement amical.

dimanche 24 mai 2009

Hergla de Lorand Gaspar


Le cimetière marin de Hergla

Hergla
Petit village blanc aux portes bleues sur un balcon de mer. Au bout des maisons, sous une mosquée équarrie dans la même blancheur, un cimetière descend de ces tombes de chaux, toutes semblables, escalier riant jusqu’à la mer. Là l’écume des vagues et celle de la mort se confondent. Pas un arbre, pas une ombre. Tout est clair, plus clair que jour, c’est la nuit, le néant passés à la chaux. Rien de ces méandres, de ces marbres aux inscriptions dorées, toutes ces coulisses qui nous cachent l’étendue, de nos cimetières. Ici l’inconnu est aveuglant. Comme si l’opacité battue par le soleil devenait aérée, lucide. Cette légèreté qui reste de nos secrets – ferments qui bougent au-dedans de la pesanteur, images brûlées dont la lumière est d’eau et de cailloux - , de ces paroles dans le vent quand s’use le contour d’une chose.
Lorand Gaspar : Feuilles d’observation. Editions Gallimard. P. 159

vendredi 22 mai 2009

Quelques villages 1 Hergla



Quelques villages 1
Hergla : La mer. Le cimetière marin. Ici, sur cette côte qui va de Hergla jusqu’à Mehdia en passant par Lamta on apprécie de mourir près de l’étendue bleue. On ajointe ainsi éternité et bleu, éternité et mer.
La mer a conservé sa teneur en silence, malgré le rythme des vagues et un moteur lointain. La place du village rappelle ses origines berbères. Ici on travaille l’alfa qu’on va chercher dans les lointaines steppes. On travaille la poterie. Quelques beaux restaurants.
Et une belle mosquée qui surplombe le village. Et partout des fleurs, des bougainvilliers surtout. Tout est fleuri. Lorsque le poète Lorand Gaspar visita ce village qui l’a beaucoup charmé, il n’était pas fleuri.
Ici le bleu est de rigueur.
Récapitulons : Hergla voisine avec l’étendue, le bleu, les fleurs et le sourire.