vendredi 6 décembre 2013

Charles Marx et la révolution tunisienne... par Giulio-Enrico Pisani

Giulio-Enrico Pisani
Lux. 6 décembre 2013
Zeitung vum Lëtzbuerger Vollek
Charles Marx et la révolution tunisienne
ou,
si peuple veut, peuple peut.
Charles Marx ? Attention, amis lecteurs, surtout, ne confondez pas avec Karl Marx, le concepteur du matérialisme historique, cette conception matérialiste et socio-économique de l'Histoire.  Je parle du Luxembourgeois Charles Marx, né en 1903 et décédé, selon la version officielle,[1] lors d’un accident de voiture en 1946.  Il est bien plus proche de nous dans le temps, mais aussi des mouvements révolutionnaires appelés «Le printemps des peuples arabes»[2].  Des peuples?  Mais comment les peuples peuvent-ils réussir à se faire entendre, à faire valoir leurs droits, à porter à terme une révolution sans qu’elle dégénère en anarchie, massacres, conflits interethniques ou religieux, ou qu’elle finisse en queue de poisson?  Que peut la société civile?  La solution globale du problème appartient certes au peuple, aux citoyens.  Mais la réponse, la clef de la solution, a été déjà formulée par Charles Marx, adolescent révolutionnaire, chef des Jeunesses socialistes puis communistes, futur médecin, fondateur et directeur d’hôpitaux, grand résistant (1942-45) et ministre de la santé du Luxembourg (1945-46).  
Mais il est temps de récompenser votre patience en vous révélant cette formule, qui pourrait être l’un des legs les plus importants de Charles Marx à l’humanité.  Je cite: «Les faits (historiques) et les hommes sont révolutionnaires, mais les chefs ne le sont pas (a priori). Pour cela, les chefs doivent descendre parmi les masses et se faire élever par leur caractère révolutionnaire à elles».[3]  Notez que, contrairement à son éminent homonyme allemand, Charles Marx n’avait rien d’un philosophe ni d’un théoricien.[4]  C’était un pur homme d’action, et ses sept premiers mots – Les faits et les hommes sont révolutionnaires – le confirment.  Mais il ne faut pas en rester là, car c’est l’ensemble des deux phrases qui forme une règle incontournable d’une grande force idéologique et révolutionnaire.  Le fait de ne pas avoir pris en compte ce principe fondamental, a sans doute causé l’échec d’un grand nombre de révolutions.
De la révolution tunisienne il faut pourtant convenir, en cette fin 2013, qu’elle est la seule du «printemps arabe» à ne pas encore avoir complètement échoué...  Et cela, simplement parce que, après avoir été la première, elle est encore en pleine gésine et qu’elle a peut-être encore une chance d’accoucher d’autre chose que d’un monstre ou d’un mort-né.  Que reste-t-il en effet de l’immense vague d’espoir soulevée en 2011 par le Printemps arabe?  La révolution égyptienne est revenue à la case départ militaire après la parenthèse des Frères musulmans, en Libye c’est la catastrophe et en Syrie cent fois pire.[5]  Quant aux contestations et manifestations populaires au Yémen, au Bahreïn, au Maroc et en Algérie, quand elles n’ont pas été écrasées, elles ont abouti à des réformettes sans grand intérêt.  En Tunisie, par contre, on peut encore affirmer que tout n’est pas encore perdu.
En quoi le principe (car c’en est bien un) de Charles Marx s’appliquerait-il aujourd’hui à la Tunisie et pourrait-il contribuer à résoudre la profonde crise politique et sociale dans laquelle elle se débat?  Eh bien, cela coule de source.  La révolution tunisienne est partie d’un soulèvement populaire spontané qui a fait tache d’huile.  Au suicide du jeune Mohamed Bouazizi et à la révolte qui s’en suivit à Sidi Bouzid succède Thala et sa violente manifestation d’étudiants, puis une grève massive des avocats.  Les affrontements entre manifestants et forces de l'ordre à Thala, Kasserine et Regueb sont meurtriers et seront suivis d’autres suicides, manifestations, affrontements et victimes.  À Tunis, les étudiants manifestent en force et la police anti-émeute assiège l'Université El Manar dans laquelle ils se sont retranchés par centaines.  À Ettadhamen-Mnihla, dans la banlieue de Tunis, des violents heurts éclatent entre les forces de l'ordre et les manifestants.  Et tout cela vient d’en bas, du peuple, sans mot d’ordre préalable, sans parti politique, sans autre parti pris que le «dégage!» lancé à Ben Ali et, surtout, sans moteur extérieur, sans coordinateur, sans chef.[6] 
Mais cette absence allait être vite comblée.  Ils ne tardèrent pas à se manifester, les «chefs».  Dès la chute de Ben Ali ils accoururent, en masse, de tous le partis admis ou clandestins, nouvellement créés ou repentis; ils sortaient des prisons ouvertes sans trop de discernement, ou revenaient d’un exil forcé ou volontaire.  Ce fut une véritable foule qui prit le train révolutionnaire en marche, voulut profiter de l’aubaine pour revenir aux affaires, se faire une place au soleil... parmi eux, tout de même quelques personnes bien intentionnées.  Mais de tous ces prétendus chefs, dont des milliers allaient bientôt se présenter aux premières élections libres pour une centaine de partis politiques en lice, sans compter les indépendants, très peu savaient ce qu’est une révolution.  Mis à part les dirigeants du parti islamiste, leur forte organisation souterraine et leur rêve de califat religieux, quasiment aucun n’était révolutionnaire.  Pratiquement aucun d’entre eux n’était porteur d’un projet politique, sociétal et économique global viable.  La plupart ne songeaient qu’à ramasser les cerises tombées de l’arbre que le peuple avait secoué.  Trois ans plus tard, ils se les disputent toujours et encore, les cerises, désormais en train de pourrir au ras des pâquerettes... comme eux, les soi-disant chefs, en voie de perdre toute crédibilité, tant soit peu qu’ils ne l’aient jamais eue.
Et autant pour la première partie de la formule marxienne: «Les faits et les hommes sont révolutionnaires, mais les chefs ne le sont pas...», qui correspond exactement à la situation en Tunisie après la révolution de 2010-2011.  Simple constat.  Quant à la solution, elle apparaît dans la seconde partie: «... Pour cela, les chefs doivent descendre parmi les masses et se faire élever par leur caractère révolutionnaire à elles.»  Je pense que le terme «... se faire élever...» ne doit pas être compris dans le sens de regagner en hauteur (celle dont ils seraient descendus), mais surtout dans l’acception de se faire ressourcer, éduquer, renforcer, galvaniser par le peuple.  Avant de pouvoir prétendre à jouer un rôle de chef, les personnes qui se destinent à organiser, entraîner et diriger les masses sans en être immédiatement issues, doivent replonger parmi elles afin de prendre toute la mesure de leurs frustrations, souffrances et exigences.  Le don et les qualités du commandement ne suffisent pas; il faut en avoir la capacité, c'est-à-dire qu’il faut connaître à fond ceux que l’on ambitionne de diriger, en ayant vécu près d’eux et intégré l’ensemble de leurs problèmes.  Ce n’est qu’à ce prix qu’ils peuvent acquérir la crédibilité et la force de mener à bien leur tâche et de mériter le nom de chefs. 
Mais que faire si, comme la plupart des chefs de l’opposition démocratique tunisienne, ils ne veulent ou ne songent même pas à descendre parmi les masses, s’ils n’acceptent pas de se soumettre à ce must?  Eh bien, même dans ce cas de figure, la formule de Charles Marx est valable, sauf qu’il faut la retourner à la manière de Jean d’Alembert écrivant à Voltaire «Puisque la montagne ne veut pas venir à Mahomet, il faudra (...) que Mahomet aille trouver la montagne.[7]»  Ça revient à dire que, si les chefs ne veulent pas aller parmi les masses, il faut que les masses aillent trouver leurs chefs et les ramènent nolens volens à elles.  Le soulèvement et la révolte contre un régime injuste, ainsi que le renversement de la tyrannie, ne sont que la première étape d’une révolution.  La mener à bien exige une cohérence et des compétences que les masses n’ont pas, mais dont elles peuvent exiger qu’elles s’appliquent dans la direction qu’elles ont impulsé en se soulevant. 





[1] 1. Comme détaillé dans l'ouvrage susmentionné, l'assassinat politique n'est pas à exclure. Lire sa bio abrégée sub www.herpet.net/spip.php?page=imprimer&id_article=19 et détaillée dans mon livre «Charles Marx, Un Héros Luxembourgeois, Vie et action d'un médecin, patriote, résistant et ministre à Ettelbruck, Luxembourg, Quillan (Aude) & ailleurs», 250 p, Éditions Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek, 2007
[2]  Notamment dans mes articles «Tunisie : Dis-moi, l’intellectuel ! C’est quoi, une révolution?» du 26.1.2011 (mis en ligne sub www.zlv.lu/spip/spip.php?article4296) et «2011: Le Printemps des Peuples… arabes, Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent» du 1.2.2011 (www.zlv.lu/spip/spip.php?article4332).
[3]  L’attribution de cette phrase à Charles Marx tiendrait toutefois davantage du probable que du certain. Mais elle est à 100% conforme à ce que nous savons de l’homme, et, même si elle était apocryphe, ne perdrait rien de sa signification et de sa portée.
[4]  Le seul ouvrage qu’il ait publié, sa thèse, traite du traitement post-opératoire de l’estomac (disponible à la Bibliothèque Nationale de Luxembourg).
[5]  Grâce notamment à l’art des occidentaux, appris de la CIA (dès l’Afghanistan des années soixante-dix et quatre-vingt), de transformer des contestations socio-économiques locales en mouvements internationaux de terrorisme djihadiste.
[7]  La phrase complète est : «Puisque la montagne ne veut pas venir à Mahomet, il faudra donc, mon cher et illustre confrère, que Mahomet aille trouver la montagne». Lettre de Jean d'Alembert à Voltaire, 28 juillet 1756. Paul Féval en a transposé le sens dans son roman "Le bossu", où Lagardère lance au prince de Gonzague : "Si tu ne viens pas à Lagardère, Lagardère ira à toi". 

jeudi 7 novembre 2013

2eme symposium de la recherche à La Manouba. Hommage à Salah Garmadi

Université de Manouba                      2e Symposium de la recherche
Unité de recherche « Recherches en littérature médiévale, moderne et contemporaine et didactique du français »
Mercredi 20 novembre 2013 à la salle 340 (Département de français), Faculté des lettres, arts et humanités (9h00- 13h00)
Matinée scientifique : Hommage à Salah Garmadi sous le titre : "En arpentant les territoires de Salah Garmadi : littératures arabes / littératures francophones ; littérature / linguistique / traduction ; enseignement /recherche / engagement citoyen » (en collaboration avec le Département de français)

Programme :
 9h00 : Ouverture 
9h15 : Heikel Ben Mustapha : « Sur la trace de Salah Garmadi : les conséquences sociolinguistiques de la politique linguistique en Tunisie »
9h45 : Jalel  El Gharbi : « Autour du verbe « être » dans la poésie de Garmadi »
10h15 : Mabrouk Manaï : «  Salah Garmadi poète et sujet de poésie »
10h45 : Pause
11h10 : Afifa Marzouki : « Le vieux roi est mort vive le roi » : poésie et politique dans Nos Ancêtres les bédouins
11h30 : Samir Marzouki : Poétique de la subversion dans la poésie arabophone de Salah Garmadi : Allahma al-hayya
12h00 : Farah Zaïem : « Ecrire en tunisien : Le Frigidaire de Salah Garmadi et Le Harem en péril de Rafik Ben Salah »
12h30 : Discussion

Mercredi 20 novembre  2013 à 14h30 à la salle 340 (Département de français), Faculté des lettres, arts et humanités (14h30-17h00)

 « Terriroires de la littérature, territoires de la recherche littéraire »

Programme :
14h30 : Samir Marzouki : " Les territoires de la recherche en langue et littérature françaises »
15h00 : Sarra Khaled : « Territoire d'origine et territoire d'accueil dans la chanson beure »
15h30 : Malek Garci : « Territoires atlantes : littérature, mythe ou réalité ? »
16h00 : Discussion

 Entrée libre.

jeudi 24 octobre 2013

Ce matin à La Manouba

Au lendemain de l'assassinat de six agents de la Garde Nationale et d'un autre de la Police Nationale, il était difficile de disserter sur les figures de style et de faire comme si de rien n'était. Pourtant, nous avons travaillé jusqu'à 10h30 heure à laquelle les étudiants, qui étaient en AG présidée par l'UGET, ont essuyé des jets de pierres puis des coups de chaînes et de matraques de la part des partisans du parti Nahdha venus de partout soutenir les leurs aux cris salafistes de Takbir Takbir suivis de Allaho Akbar !!!
Un spectacle affligeant ! L'incarnation même du sous-développement érigé en foi.
Ils ne s'agit pas d'incidents isolés. On savait dès 8H du matin, à l'affluence record des étudiants pro-nahdha , certaines en niqab.
Les enseignants sont intervenus auprès des étudiants pour les exhorter à ne pas répondre à la violence par la violence.
Vers 11h30 des étudiants d'autres institutions sont venus au secours de leurs camarades. Et les islamistes ont dû quitter la faculté. Le premier étudiant islamiste à avoir quitté la faculté n'est autre que le fils de Ali Larayed, Premier ministre qui aime à se faire appeler Président du gouvernement. Hichem Larayedh n'a pas manqué avant de quitter la Faculté de manquer de respect à un collègue.
Rien à faire....
Nous nous sommes ensuite retirés pour nous rendre au siège régional de l'UGTT d'où nous sommes allés exprimer tout notre soutien à La Garde et à la Police Nationales.
PS  : pourquoi les partisans de Nahdha nous ont-ils pris en photos ? J'imagine que ce n'est pas parce qu'ils nous trouvaient photogéniques.

samedi 19 octobre 2013

Lampedusa, l'irrésistible chant des sirènes par Boubaker Ben Fraj


Lampedusa, caillou émergé des flots, en plein milieu de la grande bleue : la mer Méditerranée ; île si petite qu’elle est presque invisible sur les cartes; si isolée et introvertie, au point d’être jusqu’à une date pas lointaine, totalement épargnée par l’histoire.
Rocher d’à peine vingt kilomètres carrés, érodé et aplani par les vents marins soufflant de toutes directions, îlot inhospitalier, inhabité jusqu’au milieu du XIXème siècle, rocailleux et aride, Lampedusa n’arrête pas ces temps-ci de susciter dans mon imaginaire, les images fictives que je me suis faites d’une île tragique dans la mythologie des anciens grecs : celle au bord de laquelle, venaient se fracasser l’une après l’autre, les embarcations des malheureux navigateurs, envoutés par le chant irrésistible des belles sirènes, qui les attiraient implacablement vers leur funeste destin.

Jadis introvertie et oubliée, Lampedusa se trouve soudainement aujourd’hui - malgré elle - sous les yeux surpris du monde entier, l’épicentre d’une tragique et scandaleuse actualité.
Une actualité, qui ne cesse, à travers son défilé incessant d’images plus affligeantes les unes que les autres, de torturer les regards ; le nôtre tout d’abord, en tant que Tunisiens, lorsque nous voyons troublés et impuissants, ces vagues successives de nos jeunes compatriotes, fuyant le pays, dans l’état désastreux où ils se retrouvent au contact de cette île-gué, posée en plein milieu du détroit de Sicile.
Une île érigée en sentinelle avancée d’une Europe, de plus en plus verrouillée, tourmentée par la phobie maladive, d’être assaillie par les « hordes invasives» venant du côté Sud de la Méditerranée.
Images répétitives au point de nous devenir familières : celles de ces embarcations à la dérive, parties clandestinement de nos côtes, chargées à craquer de jeunes au faciès bien typé de chez nous , accroupis dans une posture quasi-humiliante au coude-à-coude, grillés par le soleil sur le pont craquant d’un chalutier de fortune, ou entassés tels des bestiaux à l’ombre de ses cales sordides.
Autres images, montrant de jeunes rescapés d’un naufrage, regards éteints et visages sans expression, qui suivent docilement en file indienne, silencieux et à bout de forces, une escorte d’humanitaires à l’apparence bienveillante, vers un hangar de rétention, trop surchargé pour pouvoir les abriter sous son toit .
 Pis encore : images effroyables de cadavres inidentifiables de compatriotes, éjectés par les vagues, sur le sable humide des criques abandonnées de l’île.
 Et pour clore le sinistre tableau, images de ces cérémonies rituelles funèbres, où des centaines de cercueils bien astiqués, sont alignés en rangées parallèles pour la pose photo. Clichés qui seront largement diffusés, pour prouver au monde que l’Europe, qui verse plus dans l’humanitaire que dans l’humanisme depuis qu’elle s’est unifiée, sait traiter les clandestins qui périssent à ses frontières, plus sereinement, et plus dignement que ceux qui ont la chance -ou la malchance- de les franchir vivants.
Ulysse et les sirènes. Musée du Bardo. Tunis

Qui doit-on accabler en premier ? Et qui doit assumer la responsabilité d’une situation aussi dramatique, qui a transformé la Méditerranée en muraille bloquant la circulation des hommes entre ses rives, alors qu’elle a de tout temps constitué une passerelle, un carrefour, en temps de paix et de conflits, en périodes de prospérité et de crises ?
Est-ce l’Europe qui est la seule responsable de cette situation, en refusant, contre toute raison, d’accueillir chez elle ces jeunes compatriotes en fugue?
Ou bien, assumons-nous, nous-mêmes la part essentielle de cette responsabilité, par notre échec à retenir ces jeunes chez eux, en leur offrant des chances et des perspectives réelles de réaliser leurs espérances en une vie meilleure dans leur propre logis ?
Certes, la réponse n’est pas facile, et les solutions le sont beaucoup moins ; mais rappelons pour mémoire que la Tunisie n’a jamais été de toute son histoire, un pays de départ des hommes.
Bien au contraire, elle a toujours accueilli à bras ouverts des vagues successives de gens venus de toutes parts : les phéniciens du Liban, les Romains d’Italie, les Vandales de l’Europe du Nord, les Arabes venus d’Orient, les Andalous chassés d’Espagne, les Turcs et les Balkaniques, les juifs de Livourne, les milliers d’humbles Italiens chassés par la pauvreté de Sicile, de la Calabre et de la Sardaigne, des Maltais, des Français, des Tripolitains, sans parler des Africains du sud du Grand Sahara.
 Paradoxalement, à travers son histoire multimillénaire, la Tunisie a toujours eu besoin d’apports exogènes d’hommes et de femmes, et elle a toujours su les accueillir et les intégrer, tout naturellement.
 Comment comprendre alors cette Tunisie d’aujourd’hui, qui laisse ses propres enfants fuir ses rivages en clandestins, au péril de leurs vies sur des boat-people, vers les rivages ingrats de Lampedusa ? Est-ce une entorse à sa propre histoire ? Est un moment passager de déperdition de son équilibre, de sa raison et de sa dignité ? Espérons-le en tout cas !
Quant à l’Europe qui se raidit en se refermant sur elle-même, saurait elle jamais que la mort des jeunes gens sur la frontière qu’elle vient de dresser en Méditerranée, est annonciatrice pour elle, d’une régression inéluctable ? Ou au mieux, le saurait-elle à temps ?

 Boubaker ben fraj

vendredi 18 octobre 2013

Pour saluer la Garde Nationale

Dans l'inculture qu'ils prennent pour mode de penser, il n'y a pas de place pour la fête. C'est pour cela qu'ils ont lâchement assassiné deux agents de la Garde Nationale.
La fête les indispose. Il faut qu'ils la transforment en deuil.
Il leur faut du sang pour hisser leur drapeau couleur de suie.
Ils se nourrissent de haine, d'ignorance, de xénophobie.
Aujourd'hui, la Garde nationale fait face à la barbarie.

dimanche 13 octobre 2013

Tahar Bekri : Lampedusa

babelmed (www.babelmed.net) vient de mettre en ligne ce texte que je reprends sur conseil de Giulio-Enrico Pisani :
Lampedusa
      Tahar Bekri
   
     Si ta main se ferme comme la pierre
      Si ton olivier fait peur aux oiseaux
      Si ta porte est un rideau de fer
      Si ta cloche est sourde aux cris de la mer
      Si l'horizon remplit ton coeur d'épouvantails
      Si ta carabine tire sur les radeaux de fortune


      Comment peux-tu honorer la terre ?


      Si ton cactus ne sait donner que des épines
      Si ton muret est une frontière pour les rapaces
      Si ta vigne ne partage pas ses raisins
      Si ton rivage vomit les corps anonymes
      Si ton cimetière ne vaut pas une prière
      Si ton rêve est une mouette empaillée


      Comment peux-tu aimer la liberté ?
OEuvre de Marco Nereo Rotelli 


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       *Ce poème a été exposé au Musée d'Archéologie à Lampedusa- Italie,
Août-octobre 2011, sur invitation de l'artiste Marco Nereo Rotelli.



mardi 17 septembre 2013

Poème de Christian Garaud


Ecrire, c'est ajouter si peu que ce soit à la rumeur des mots dans la rumeur du monde. 
C'est essayer de mettre ensemble la parole et le silence, le mot qu'on cherche et la main qui se pose sur le genou. 
C'est répondre comme on peut à la voix qui demande en passant : pourquoi tu es encore vivant ?


Christian Garaud, D'où vient la voix. Editions des Vanneaux

vendredi 13 septembre 2013

Tunisie-Algérie

Dans l'article ci-dessous, notre ami Boubaker Ben Fraj montre que l'intervention de l'Algérie dans la crise politique tunisienne ne relève pas de l'ingérence. 



 Notre voisin Algérien et nous
 Par Boubaker ben Fraj

A un jour d’intervalle, le Président algérien Abdelaziz Bouteflika, à peine remis de sa lente convalescence, reçoit à Alger, successivement Rached Ghannouchi, chef du parti Ennahdha, et Béji Caid Essebsi, leader du parti Nida Tounes ; deux personnalités clés qui dirigent les deux partis prépondérants dans la scène politique tunisienne : le premier au pouvoir et le second, chef de file de la coalition de l’opposition.
 Ghannouchi et Essebsi disent, sans convaincre personne, s’être précipités à Alger avant tout, pour s’enquérir courtoisement et fraternellement de la santé de Bouteflika, et pour le féliciter de  la récente reprise de ses activité.
 Quant aux communiqués officiels, supposés rapporter tant la teneur des longues entrevues avec le Président algérien, que celle des réunions préparatoires confidentielles avec les hauts dignitaires de son gouvernement , ils sont, comme on devait s’y attendre, formulés en des termes généraux, conventionnels et diplomatiques, qui laissent transparaitre très peu de choses d’un côté, sur les véritables tenants et aboutissants de ces deux visites , et de l’autre, sur le contenu des discussions qui ont eu lieu, entre Bouteflika et ses deux hôtes.
 Mais, secret de Polichinelle, les commentaires fusent, et tous les observateurs, tant tunisiens qu’algériens et internationaux,  savent par la force des choses, que cette rapide escapade algéroise à un jour près, des deux principaux adversaires politiques du moment, n’est nullement de l’ordre des coïncidences.
Tous le monde sait aussi, que le premier objet de ces deux visites, organisées à l’initiative des autorités algériennes à leur plus haut niveau, n’est autre que la recherche d’une issue rapide à l’impasse politique qui bloque aujourd’hui notre pays, et d’une fin au bras de fer, qui perdure entre le pouvoir en place de la Troïka, et l’opposition.
Une impasse, qui risque, aux yeux des Algériens si elle persiste, de compromettre la stabilité politique de la Tunisie, et de compliquer gravement et durablement une situation sécuritaire devenue, après tout ce qui est arrivé, trop alarmante.
Alarmante, non seulement pour les Tunisiens, mais aussi pour les responsables algériens ; eux qui savent mieux que quiconque, que les groupes armés, étroitement liés à Al-Qaïda dans le Maghreb islamique « AQMI », qui ont réussi à la faveur du relâchement sécuritaire qui a suivi la révolution à prendre pied en territoire tunisien, à un jet de pierre de chez eux, ne reconnaissent pas de frontières et n’en font aucun cas. Et de ce fait, ces groupes jihadistes aguerris comptent, au cas où ils parviennent à élargir ou à pérenniser leur présence en Tunisie, constituer une rallonge stratégique et un renfort opérationnel de taille, pour les groupes combattants  de la même allégeance, qui infestent depuis deux décennies, et encore aujourd’hui, le territoire algérien lui-même.
Aussi, les Algériens, qui semblent ces derniers temps aléatoirement rassurés du côté de leur frontière Sud avec le Mali, ont-ils du même coup, les raisons sérieuses de s’inquiéter de la détérioration dramatique de la situation sécuritaire dans notre pays, notamment  le long d’une frontière commune, longue d’un millier de kilomètres, qu’ils savent de part et d’autre, trop perméable, difficilement contrôlable ; et qui s’apprête bien, tant aux infiltrations des hommes que des armes, sans parler des trafics de toutes sortes, qui leurs servent de terreau et de source de financement. Longue frontière commune, enchevêtrée, souvent montagneuse, peuplée et boisée, qu’il est très difficile, sinon impossible de maîtriser militairement, quels que soient les moyens que l’Etat algérien  serait en mesure de mobiliser et les sacrifices qu’il serait obligé de consentir.
 C’est donc la raison essentielle, voire l’urgence, qui a pressé nos voisins algériens au cours de ces derniers jours, à ouvrir les canaux les plus courts, les plus directs et les plus rapides, du dialogue avec les deux principaux protagonistes de la scène politique tunisienne. Ils veulent avant tout parer autant que faire se peut, aux menaces réelles qui pèsent sur leur propre sécurité, à partir de la Tunisie et à cause de ce qui passe chez nous.
 Nos voisins de l’Ouest seraient, en prenant cette initiative de dialogue, beaucoup plus soucieux d’écarter l’incendie de leur propre demeure, ou au moins d’en diminuer les risques, que motivés par une volonté délibérée d’ingérence dans nos affaires intérieures ; une volonté d’ingérence improbable guidée par une arrière pensée hégémonique, et qui serait pour l’Algérie elle-même, autant que pour la Tunisie, une aventure aux conséquences hasardeuses, dont ni l’un ni l’autre des deux pays voisins, n’est actuellement en mesure d’engager, ou d’en d’assumer le prix et les conséquences .
 Cessons alors d’établir à la va-vite des comparaisons entre des incomparables ; comparaisons qui ne résistent, ni aux arguments de l’Histoire, ni à ceux de la géographie : la Tunisie n’est et ne sera jamais le Liban, et l’Algérie n’est et ne sera pas la Syrie.


jeudi 12 septembre 2013

Politique, Siyassa et boulitik en deux mots

Le mot "politique" vient du grec πολιτική . Dans sa polysémie, il signifie d'abord "civilité", "civisme". Il se traduit en arabe par السياسة "Siyassa" qui vient du verbe ساس "sassa", diriger, orienter, mener, gérer, gouverner. Farabi (Alpharabius), grand commentateur persan de Platon,  a longuement écrit sur ce concept. En persan, la "politique" se traduit, comme en arabe, par  السياسة .
Dans le dialecte tunisien, le mot السياسة signifie "douceur", "non-violence". 
Entendue comme mensonge, supercherie, complot, micmac, manoeuvre, conspiration,  manigance, "politique" se dit "boulitik". 
Ceux qui défendent les valeurs tunisiennes le font avec "siyassa". Ils font de la "siyassa", ce qui est la négation même de la petite politique. Le reste n'est que "boulitik" à ceci près que dès lors que le sang coule ce n'est plus de la "boulitik" mais crime. 

mardi 10 septembre 2013

De la traduction par Giulio-Enrico Pisani

Soyons tous des traducteurs

Padiamenopé, chef des prêtres-lecteurs. Thèbes. Tombe 33. VIIeme siècle a J.C

Qui ne connaît pas le bon mot italien «Traduttore =Traditore»,  qui stigmatise la traîtrise ou, pour le moins, le manque de fiabilité des traducteurs!?  Le ton est à la plaisanterie, bien sûr.  On les connaît en fait très peu et très mal, ces innombrables bâtisseurs de ponts entre les gens et les cultures.  Discrets et, la plupart du temps anonymes de fait, rares sont ceux qu ont abusé de leur position d’intermédiaires obligés.  En règle générale, le profane qui leur confie son texte doit et peut leur apporter la confiance du tétraplégique à son infirmière.  Totale!  A-t-il d’ailleurs le choix?  Les malentendus graves imputables à des erreurs de traduction ne sont par ailleurs guère plus nombreux que ceux pouvant surgir entre interlocuteurs ou correspondants de même langue.  De leur côté, ceux-ci seraient bien inspirés de se voir d’une certaine manière eux-mêmes comme traducteurs.  Car toute pensée, même formulée et entendue dans une seule langue, exige une sorte de traduction entre sa formulation (expression) et sa perception (réception), deux aspects essentiels, complémentaires, mais très différents, voire parfois opposés, de la communication humaine.

Mais revenons à la traduction, disons, «normale», entre deux langues.  On est loin de la sinécure.  C’est que chaque langage a son propre génie, et ses locuteurs nagent depuis des générations dans de eaux à nulles autres pareilles.  La majorité des expressions idiomatiques n’ont pas d’équivalent précis hors de leurs frontières linguistiques ou vernaculaires.  J’en connais plein des mots, des tournures, des locutions italiennes, anglaises, espagnoles ou allemandes intraduisibles en français et réciproquement.  D’autre part, bien d’expressions, de mots, de termes se sont maintenus dans une langue et ont disparu de l’autre. 

Considérons par exemple la «casualité»,(1) dont Johannes Erich Heyde constate la dépréciation dans son fameux «Die Entwertung der Kasualität».  Voilà un terme désignant un principe primordial qui a disparu en français de la majorité des livres et dictionnaires,(2) lorsque l’allemand «Kasualität», l’anglais «casualty», l’Italien «casualitá» ou l’espagnol «casualitad» sont d’un usage courant.  Un comble au pays de Blaise Pascal, le découvreur des probabilités!  «Bof», dira le Français.  «Est-ce donc si grave?  Si un mot tombe en désuétude chez nous, c’est qu’on en ressent plus le besoin».  Oui, mais quand il n’existe plus aucun équivalent, il y a appauvrissement de la langue.  Que fait celui qui doit se triturer méninges pour traduire vers le français moderne un texte allemand, anglais ou italien contenant ce mot?  Circonlocution?  Approximation?  Trahison? 

Et voilà ce à quoi nous, Luxembourgeois, comme tous les peuples que l’histoire a faits polyglottes, sommes confrontés jour après jour.  Voilà ce que nous affrontons vaillamment, quoique, parfois – reconnaissons-le – sans trop d’enthousiasme, nous dont les vocables maternels doivent constamment céder à d’autres parlers.  Petite ombre d’envie, certes fugace, mais quand même, pour ces trans-mosellans ou trans-ardennais qui n’ont qu’à maîtriser une seule langue.(3)  Et qui pourrait-il nous en tenir rigueur, à nous, qui sommes en permanence nos propres traducteurs, dont la cervelle est parcourue par d’incessants messages et échanges polyglottes, équivalences et similitudes, termes et leur transposition ou transformation de ou vers le luxembourgeois, l’allemand et le français?  Sans compter que viennent parfois s’y ajouter l’anglais, ponctuellement l’Italien, parfois l’espagnol et de plus en plus souvent le portugais, tout un chassé-croisé qui nous donne plus souvent qu’à notre tour l’impression d’avoir un mélangeur-batteur à la place du cerveau.

Douloureusement conscients de nos carences de culture, compréhension et expression dans ce hall de gare intellectuel qu’est le multilinguisme, nous avons beaucoup d’estime pour ceux qui ne perdent pas le nord dans leur tour de Babel.  Aussi sommes-nous particulièrement bien placés dans l’agitation frénétique de cette salle des mots perdus, cherchés, retrouvés, rassemblés, recomposés, traduits, qu’est le Grand-duché, pour apprécier le travail du traducteur compétent, perspicace, honnête et consciencieux.  Admiratifs, oui, devant ces personnes qui consacrent tout ou bonne part de leur vie à faciliter la communication, l’accès à d’autres manières de penser et, par là, la compréhension entre les gens!  On est loin de la sombre et ingrate besogne que décrivait l’écrivain et traducteur Charles Morice en parlant de son gagne-pain.  

Les plus grands s’y frottèrent.  Citons parmi bien d’autres, justement, Charles Morice, mais aussi Giacomo Leopardi, Prosper Mérimée, Johann Wolfgang Goethe, Gustave Flaubert, Charles Baudelaire, Stefan Zweig, ou les moins renommés mais tout aussi méritoires Ludwig von Alvensleben, Georg Herwegh, Ji Xianlin, Nabil Ajan, Gloria Lazzoni, Georges Hérelle, Fayza el-Qasem, Jalel el Gharbi, Rüdiger Fischer, et j’en passe... des millions.  À quand un dictionnaire des grands traducteurs!? 

Qualifier, comme Morice, cette besogne par l’adjectif «sombre» est effectivement pour le moins exagéré, mais il faut quand même reconnaître que la traduction, surtout de textes littéraires, est particulièrement ingrate, voire paradoxale.  La première difficulté majeure est que les traducteurs qui sont aussi écrivains, sont tenus de s’effacer devant l’esprit et les intentions des auteurs qu’ils traduisent, et ce même si leur renommée est supérieure à celle de ces derniers.  Des personnalités par ailleurs remarquables mais plus ou moins égocentriques peuvent ne pas y parvenir.  Et quand ils ne sont pas capables de sortir d’eux-mêmes pour devenir l’autre, les choses se gâtent.  Un assez bon exemple de cette difficulté – qui a d’ailleurs généré cette réflexion – m’a été donné par une traduction publiée sur le blog d’un écrivain, essayiste, poète et... traducteur bien connu.


Le Caravage, Saint-Jérôme écrivant
On peut notamment y lire un poème anglais du poète Norton Hodges traduit en français par cet autre excellent écrivain et poète qu’est Athanase Vantchev de Thracy.  Le problème, c’est que, loin de s’oublier lui-même pour mieux pénétrer l’esprit et les intentions de Hodges, Thracy, pourtant un traducteur de poésie chevronné, embellit, recompose, interprète le texte à sa manière.  Norton Hodges y parle avec sobriété et retenue d’un problème de la (sa?) vie de poète et de la poésie, dont il a vidé son esprit pour le voir se matérialiser sur l’espace blanc des pages du livre achevé et imprimé.  Voici ses trois derniers vers:

«... yet his own eyes are dry, empty of
the feelings he squeezed onto the pages,
longing for less words, more white space. »

que l’on peut traduire simplement par :

«... mais ses yeux à lui sont secs, vides
des sentiments exprimés sur les pages,
aspirant à moins de mots, à plus d’espace blanc.»

Thracy, lui, enfourche ses grands chevaux lyriques et nécessite 4 vers pour en faire...

«Mais ses yeux à lui restent secs, vides de tous
Ses sentiments qu'il a déjà exprimés de son coeur sur les pages
Rêvant à des poèmes où les mots sont des îles
Perdues dans l'immense page blanche

Les termes (que je souligne) tous, ses, déjà, de son cœur, sont des îles, perdues dans, sont déjà en soi de trop, mais les deux derniers vers (au lieu d’un seul dans l’original) font pire.  Ils expriment une idée poétique imaginée par le traducteur, qui se substitue ainsi au poète.  Très jolis vers à par ça, mais partiellement superfétatoires.  Le traducteur y interprète de manière personnelle et fantaisiste l’esprit de l’original.  Contrairement au tour de force réussi par Charles Baudelaire avec les contes d’Edgar Poe, où, le temps d’une traduction, le plus grand des poètes français devient ce maître du suspense anglo-saxon, Thracy ne cesse à aucun moment d’être Thracy.  Pis encore (pour la traduction), il va jusqu’à «parfaire» d’éléments tirés de sa propre oeuvre poétique le poème original qui lui a été confié.  Et c’est dans le très beau poème «Les Mots» d’Athanase Vantchev de Thracy lui-même que l’on peut lire: «Oui, mon Ami, les mots sont des îles...».  Soit, l’allégorie n’est pas vraiment neuve et se lit agréablement.  Mais de là à l’employer pour traduire «less words», «moins de mots» (l’idée du «moins» étant d’ailleurs arbitrairement remplacée par celle du «peu / rare/ isolé»), il y a une ligne que le traducteur ne doit pas franchir: la réinterprétation arbitraire de la pensée l’auteur

Quelle différence avec le rapport de connivence quasi-symbiotique qui lie par exemple le poète Pierre Joris et son traducteur Eric Sarner,(4) pourtant écrivain de renom lui-même!  Les traductions de Sarner sont de véritables friandises.  D’une aisance trompeuse, elles sont à la fois simples, précises et fidèles.  Voilà, par exemple, comment dans sa série «Rothenberg Variations», au # 3, «old legs & fish / terror sees behind mountains / how to be mountains...» devient «vieilles jambes & poisson / la terreur voit derrière les montagnes / comment être montagnes...».  C’est que Sarner oublie d’être Sarner le temps qu’il «est» Pierre Joris.  Ce dernier peut dès lors lui confier son texte les yeux fermés et, quoique écrivant parfaitement le français lui-même, laisser à Sarner la traduction de ses poèmes anglais.

Aujourd’hui il me semble qu’en suivant ce raisonnement on peut peut-être mieux comprendre à quel point le rôle des traducteurs capables et consciencieux est éminemment civilisateur.  Ils ne jettent pas seulement, comme je l’ai écrit plus haut, des ponts entre les gens de cultures et de langues différentes.  Ils représentent aussi la personnification et la concrétisation de l’entente, aussi possible que souhaitée tous azimuts, entre les individus et, par là, entre les peuples.  Si, en effet, au coeur de toutes les ethnies et les nations, les femmes et hommes qui les composent, ainsi que leurs dirigeants essayaient, à l’instar de bons traducteurs, de se mettre systématiquement dans la peau de leurs interlocuteurs, tentaient de pénétrer leur esprit et de comprendre le cheminement de leur pensée, il y aurait sûrement moins de malentendus, de discorde, d’affrontements et de guerres. 

Le fait que le Luxembourgeois fasse de la traduction au quotidien, un peu comme monsieur Jourdain faisait de la prose, expliquerait-il son aversion pour la violence?  La solution de cette plaie (et de bien d’autres) ne serait-elle pas, en fin de compte, que nous devenions tous, chacun à son niveau et selon ses capacités, de bons traducteurs!?

*

1)    Casualité : qualité de, respectivement principe régissant, ce qui est casuel, occasionnel, fortuit. (du latin casualitas, de casus: hasard, occasion, accident). Ne pas confondre avec son paronyme causalité: rapport de cause à effet, respectivement principe rattachant cause et effet.
2)    Sauf le Littré et, depuis peu, le wiktionnaire.
3)    Combien de temps encore pourront-ils se permettre ce luxe?
4)    Sur Eric Sarner, ainsi que sur les recueils Aljibar et Aljibar II de Pierre Joris (né à Luxembourg en 46 et parti aux USA à 19 ans), voir mes articles dans Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek 6.4.2007 et 17.7.2008.

Giulio-Enrico Pisani
Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek
Luxembourg, 23.12.2008

   

mercredi 4 septembre 2013

Attilio Carissimi : rêves et autres plastiques

 Chers amis, en attendant que nous aussi nous puissions pâtir de ces étés où il ne se passe rien, où "une étoile pourrait naître qu'on ne la remarquerait pas". Je vous invite à suivre notre ami Giulio-Enrico Pisani écumant les galeries d'art et découvrant des merveilles sur leurs cimaises.  

Carissimi, Violenza

Attilio Carissimi : rêves et autres plastiques

Giulio-Enrico Pisani

Lux., septembre 2013

Zeitung Vum Lëtzeburger vollek  

Ah, les vacances, la pause estivale, le trou d’été, désert culturel, désert politique, désert tout court!  Comme si tout le monde était parti.  Comme si personne n’avait pas déjà été en vacances ou n’y était pas encore allé.  Comme si la majorité des résidents luxembourgeois, donc tous les non partis n’étaient personne, comme si seuls les aoûtiens, les absents du mois d’août, valaient le coup.  L’époque qui amène Luc Caregari à écrire «Quand les chiens écrasés - voire les ânes - apparaissent sur les unes des titres de presse, c'est le signe que nous traversons le trou d'été».[1]  Pas de nouveautés muséales, pas de vernissages non plus, bien sûr, à la rigueur quelques expos pot-pourri, bric-à-brac, capharnaüm, laissé-pour-compte, fonds de tiroir, etc... Bon, ce n’est pas grave en soi, mais le problème, c’est qu’on s’installe à tel point dans l’inertie, le farniente, le non-évènement, le rien, qu’on s’en irrite d’abord, puis on s’y résigne et que l’on rate même ce qui vaut le coup.  Une étoile pourrait naître, qu’on ne la remarquerait pas, ou une merveille, ou un grand artiste italien traversé peut-être par l’idée saugrenue que, rien n’ayant lieu en Italie au mois d’août, pourquoi ne pas monter et se montrer au Grand-duché.  Or, cela revient un peu à tomber de la poêle dans la braise, de Charybde en Scylla ou du Sahel dans le Sahara.

Mais la faute n’en incombe pas exclusivement aux galeries d’art; en fait, c’était à moi d’aller les explorer, au lieu d’attendre d’hypothétiques invitations.  Je bats par conséquent mon mea culpa, ma faute, ma très grande faute.  Et... voilà déjà le pardon, la grâce, la trouvaille – tardive est-il vrai; mieux vaut tard que jamais – d’une affiche de la Galerie d’art contemporain Maïté,[2] collée au zinc du bistro où j’ai mes habitudes.  Ah, c’est qu’elle n’a pas besoin d’églises, la grâce, pour se manifester.  Vous souvenez-vous, amis lecteurs, c’est déjà chez Maïté, que j’ai fait il y a huit mois l’extraordinaire découverte de l’artiste luxembourgeois Roger Dornseiffer.[3]  Mais, pourquoi tardive?  Eh bien, parce que je découvre fin août une exposition ouverte depuis la mi-juillet et qu’il ne vous reste que jusqu’au 15 septembre pour la visiter à votre tour.  Vous ne m’en voudrez pas au moins?  Et ce d’autant moins que, grâce à un gouvernement incompétent, nous voilà avec des élections anticipées, où j’espère que certains d’entre vous voudront bien me donner leur voix, ou, mieux encore, à toute la liste 3.  Mais passons, ou plutôt rendons-nous avenue Marie Thérèse à l’angle du boulevard Prince Henri face au parc municipal – en fait près du pont Adolphe – et poussons la porte vitrée de l’Immobilière Maïté, derrière laquelle s’ouvre, côté droit, la belle galerie de même nom.  

Carissimi, Al teatro

Et là, c’est – croyez-moi – l’éblouissement, la surprise, la joie des yeux et de l’esprit face à la valse lente, à la troublante pavane, au chant plus onirique que dramatique (sauf exception, surtout dans les plastiques), que forme l’univers poétique d’Attilio Carissimi, concrétisé en peinture et sculpture.  Et là encore, j’ai envie de vous dire «laissez toutes vos idées préconçues au vestiaire», tout comme «oubliez tout ce que vous savez d’histoire de l’art», voire même que «si vous ne savez pas distinguer un Renoir d’un Giotto, c’est tant mieux».  Les personnes, les foules, choeurs, groupes ou bacchanales peintes par Attilio parfois aux limites de l’abstraction sont impressionnantes de réalisme, de sensibilité; ses femmes et hommes au visage sans visage étant d’une expressivité intérieure troublante.  Plus poignant que celui des anonymes d’un J. A. Cardon ou des soldats du peloton d’exécution de Goya, cet occulté des figures n’a rien de la froideur des visages sans visage de Malevitch ou De Chirico et rappelle plutôt l’expressivité sous-tendue des faces sans visage de Giacomazzi.  Tout dans la peinture d’Attilio est sensibilité – parfois d’écorché vif –, mais aussi rêve, nuance, douceur, compréhension profonde et complicité tacite.  Il est vrai que ses sculptures sont souvent moins tendres, plus tranchées, comme si pour Attilio la troisième dimension devait enfanter une dose de dureté.  Lorsque face à ses tableaux, ses sfumati, ses personnages mi-humains mi-esprits, j’imaginais le passage de l’art graphique au plastique tout en douceur, via la terracotta peut-être, ou via le bois, notre artiste préfère sculpter dans le bronze, le pugnace airain des anciens.  Et c’est dans le bronze qu’il forge une pléthore de formes et de créations, qui vont de l’abstraction la plus pure (rare) et sans autre signification que sa propre beauté jusque, à travers tout ce que l’on peut imaginer, à une figuration tellement réaliste qu’elle en est poignante.  Sa féroce «Violenza», le grand Rodin lui-même ne la désavouerait pas, et elle n’eût pas déparé dans la «Porte de l’enfer» du maître français.

Attilio Carissimi est né en Lombardie, à Bergamo, en 1939, s’est adonné très tôt aux arts aussi bien graphiques que plastiques et a suivi régulièrement, à côté de ses études de chimie à l’Institut technique industriel, des cours de dessin dans sa ville natale.  L’un de ses principaux professeurs fut le sculpteur bergamasque Piero Brolis.  Jusqu’en 1975 il travaille comme technicien chimiste tout en participant à de nombreuses expositions collectives qui lui valent maintes distinctions, dont le 3e prix au concours «Il Palladio» à Vincenza en 1970.  En 1975, la famille Carissimi déménage sur les rives du lac de Garde, dans le pittoresque village de Malcesine, où Attilio travaillera d’abord dans l’atelier du peintre Ottavio Giacomazzi, lui-même élève du célèbre Manfred Henninger de Stuttgart.  Il est d’ailleurs étonnant, combien de Henninger on retrouve en Carissimi, au point que parler d’une filiation spirituelle (par dessus Giacomazzi?) Cézanne > Henninger > Carissimi ne me paraît pas aventureux.  Plongé désormais dans le milieu des beaux-arts, Attilio y établira de nombreux contacts et participera dès lors à un grand nombre d’expositions, aussi bien en Italie que dans le reste de l’Europe.

Et voilà, en attendant d’aller visiter l’atelier de l’artiste dans ce lieu paradisiaque qu’est le village de Malcesine (province de Verone) sur le lac de Garde, ne manquez surtout pas de venir le découvrir à la galerie Maïté.  Outre la «Violenza» citée plus haut, vous attendent également d’extraordinaires bronzes comme «Materia nascosta», «Enigma donna» et bien d’autres, ainsi que les splendides peintures «Baccanali», «Spiaggia» ou celles de la série «Ricupero» et j’en passe.  L’exceptionnel talent d’Attilio Carissimi, sa polyvalence, son indépendance de style et la subtile harmonie que dégage le concert des oeuvres exposées, si différentes du connu et s’inscrivant pourtant parfaitement dans le paysage du grand art, ne peuvent laisser personne indifférent.  À voir et à revoir !





[1] Éditorial Woxx Nr. 1228 du 14 aôut.
[2] Maïté, Galerie d’Art contemporain, 12 avenue Marie-Thérèse, Luxembourg ville, expo Attilio Carissimi jusqu’au 15 septembre, lundi à vendredi de 9.00 heures à 19 heures, samedi après-midi de 14.00 à 18.00.
[3] Si vous n’avez pas lu ma présentation sur Roger Dornseiffer dans nos colonnes le 15 janvier, vous pouvez vous rattraper en ligne sur www.zlv.lu/spip/spip.php?article8755