mardi 29 décembre 2009

En pensant à Vermeer



De tous les peintres, Vermeer est celui dont l’œuvre exige le plus d’être traduite. Mais il me tient à cœur de dire deux mots sur le peintre. Un mot en toute hâte sur l’horloge qu’on voit dans La Vue de Delft. Quelle heure-t-il dans le tableau ? Le premier mouvement serait de répondre 5h45 ou 17h45. Mais l’angle formé par les deux aiguilles est trop droit pour l’une et l’autre heure. Ce que montrent les deux aiguilles, ce sont deux droites rectilignes formant un angle droit.
Je prends souvent cette horloge comme exemple pour dire que dans une œuvre d’art, l’horloge réfère à une chronologie intérieure, à une réalité intrinsèque. Ici, c’est celle de la géométrie de l’œuvre. Tout le tableau est composé de lignes rectilignes et d’angles droits. L’œuvre de Vermeer aime à montrer autre chose que ce qu’elle désigne. Elle semble se plaire, tout au moins dans le tableau qu’admirait Proust, à montrer sa propre trame, à dévoiler son architecture. Dans ce sens, un tableau comme La Jeune fille à la perle pourrait être considéré comme une clé de lecture de tout Vermeer, le peintre des perles par excellence. Mais chez le peintre de Delft, on ne sait jamais qui est la perle ni où elle se trouve. Ce n’est pas seulement la jeune fille qui est une perle mais le port de Delft aussi, mais le globe terrestre aussi. La perle est cette aspiration vers l’essence qui peut avoir pour motif l’objet le plus quotidien, le plus anodin. Chez Vermeer, le quotidien est un détour pour dire l’essentiel.
Faisons un détour qui finira par nous ramener vers les perles : d’où me venait ce vertige que j’ai eu au Mauritz huis ? Etait-ce d’avoir pensé à Bergotte que Proust fit mourir devant La Vue de Delft ? Etait-ce d’avoir mesuré la splendeur des Pays Bas dans ce tableau ? Etait-ce encore d’avoir trouvé dans ce tableau que la petite ville de Delft n’était qu’une copie de l’original que j’avais devant les yeux ? Ou alors était-ce d’avoir devant moi comme une confirmation de ce que j’avais toujours pressenti devant l’œuvre de Vermeer et que je résume ici en deux mots : Vermeer n’aura peint qu’une seule chose : des perles. Perle : perla. J’en égrène ici les connotations : miroitement, moiré, rondeur, richesse, perfection de la forme, le tout surdéterminé par des connotations féminines. Herméneutiquement : cela qu’au loin on va chercher dans les abysses. Perle : profondeur. C’est le tout concentré dans ce rien. Et cela reflète le monde. Une perle est un petit globe pouvant dire le grand globe. En ce sens, la perle est à lire comme synecdoque du monde. C’est la partie signifiant le tout. C’est le fini devenant contenant de l’infini. Et c’est justement ce tout et ce rien que nos deux poètes essayent de saisir et qu’ils donnent à lire comme autant de perles.

lundi 28 décembre 2009

Du plaisir أقسام اللذة

Jérôme Bosch : Le Jardin des délices (Fragment).
Dans ce passage de La Jambe sur la jambe de Ahmed Faris Chidyaq, le personnage parle avec sa compagne du plaisir. Dans cette traduction, j’ai surtout essayé de suggérer combien l’image est importante chez ce grand écrivain dont toute l’œuvre peut être lue comme une profonde réflexion sur l’image, sa représentation et sur le beau.
- Combien de sortes de plaisir y a-t-il ? ai-je demandé
- Cinq, dit-elle. La première est de se le figurer avant sa réalisation ; la deuxième est de l’évoquer avant. La troisième est sa réalisation avec les deux premières sortes. La quatrième est de se l’imaginer après ; la cinquième est de l’évoquer ensuite. Quant à savoir lequel est plus fort de se l’imaginer avant ou après, c’est très controversé. Pour certains, se l’imaginer auparavant est plus fort car l’acte ne s’étant pas réalisé, l’esprit est plus délié, plus profond et ne connaît donc pas de limites. D’autres prétendent que la réalisation du plaisir confère à l’esprit une représentation définie, une image précise sur laquelle il peut s’appuyer pour mesurer ce que peuvent lui offrir recommencement et reprise.
(extrait de La Jambe sur la jambe de Ahmed Faris Chidyaq.)

قلت إلى كم قسم تقسم اللذة. قالت إلى خمسة أقسام. الأول تصورها قبل الوقوع. الثاني ذكرها قبله. الثالث حصولها فعلا بالركنين المذكورين. الرابع تصورها بعد الوقوع. الخامس ذكرها بعده. و كون لذة التصور قبل الوقوع أقوى أو بعده أقوال, فذهب بعض إلى أن الأول أقوى, لأن الفعل لما كان غير حاصل كان الفكر فيه أجول و أمعن فلا يقف على حد. و زعم آخرون أن الحصول يهيئ للفكر هيئة معلومة و صورة معينة يعتمد عليها في قياس ما يترقب من الإعادة و التكرير,
أحمد فارس الشدياق

vendredi 25 décembre 2009

Le minaret de testour


Testour est un village reconstruit par les morisques près de l’antique Tichila qui devait sa prospérité à son statut d’étape importante sur la route reliant Carthage à Tébessa.
Au cœur de Testour, pas très loin de ses échoppes et ses ruelles aux effluves andalouses, tout près de la place du village où l’on peut paresser à l’envi, se trouve la grande mosquée.
Elle est au coeur de la ville, à l’intersection de ses artères. Elle a été construite vers 1620 par Mohamed Tagharino, morisque d’origine aragonaise.
Architecturalement, le monument est d’un syncrétisme évident : on y trouve des épigraphies romaines inscrites sur les éléments récupérés, des influences architecturales rappelant la renaissance espano-italienne et surtout une évidente influence de l’art mudjéar.
L’élément le plus spectaculaire est surtout le minaret. Il est composé de deux tours superposés. La première est carrée, la seconde octogonale. Elle est richement décorée et rappelle les clochers et les minarets d’Andalousie.


Fait unique en Islam, le minaret comporte une horloge dont les aiguilles devaient tourner au sens inverse des aiguilles de la montre ! Comme un désir de remonter le temps !


Autre trait remarquable : le minaret comporte des étoiles de David. On raconte ici que les Juifs morisques ayant aidé les musulmans à construire cette mosquée, ces derniers voulurent leur témoigner ainsi leur reconnaissance. Une autre explication soutient que l’étoile de David –khatem Souleymane- (sceau de Salomon) est aussi un symbole musulman. Mais cette dernière thèse n’explique pas pourquoi l’étoile de David ne se trouve que sur ce minaret.
A lui seul ce minaret vaut le déplacement.

mardi 22 décembre 2009

مظفر النواب:Mothafer Al Nawab (Irak)




Départ
Oh solitude lugubre des chemins
Pas une bonne nouvelle ne vient d’Irak
Pas un commensal pour enivrer la longue nuit
Les années sont passées sans signification aucune
Oh ma perte
Il tempête dans le désert et le guide s’est perdu
Il ne me reste plus pour compagnon de caravane que mon ombre
Et j’ai peur qu’elle ne me quitte.
Même s’il n’en reste que très peu
Etait-il juste que se prolonge ainsi mon voyage matinal
Et que tu t’éloignes oh pays envolé
Comme si l’impossible était ma destination
La peine m’a insufflé tous ses poisons
J’ai alors levé les yeux vers le ciel avec vigueur
Et malgré le poison je lui ai peint
Avec mon tronc une ombre bienfaisante
Le temps essaie de redoubler la dose
Du désespoir que j’ai pu ingérer
Et en faire de l’espoir
Je redouble de patience
Je vois déjà la victoire des gens
Bien que la visibilité soit pénible
Et fatigué et sans espoir
J’entends mes cris
Dans les rues surtout place de la libération
A ta santé Irak (Traduction Jalel El Gharbi)


رحيل


يا وحشـةَ الطرقات

لا خبر يجيء من العراق

ولا نديم يُسكر الليل الطويل

مضـت السنين بدون معنى

يا ضياعي

تعصف الصحراء وقد ضل الدليل

لم يبق لي من صحب قافلتي سوى ظلي

وأخشى أن يفارقني

وإن بقي القليل

هل كان عدلٌ أن يطول بي السُّرى

وتظلُّ تنأى أيها الوطن الرحيل كأن قصدي المستحيل

نفثت بي الأحزان كل سمومها

فرفعت رأسي للسماء صلابة

ورسمت رغم السم

من عودي لها ظلاً ظليل

وتحاول الأيام مما جرعتني اليأس

ثم هضمته أملا

ًتضاعف جرعتي

فأضاعف الصبر الجميل

إني أرى يوم انتصار الناس

رغم صعوبة الرؤيا

وأسمع من هتافي في الشوارع

سيما في ساحة التحرير

نخبك يا عراق

كليل و ليس ذي أمل

dimanche 20 décembre 2009

المجاز قنطرة الحقيقة

تاج العروس
المجاز قنطرة الحقيقة
Al Majaz Qantarat al Haqiqa
La métaphore est le pont de la vérité.
Al majaz :
On traduit abusivement Majaz مجاز par métaphore. La métaphore est un cas de Majaz. Ainsi donc la traduction de Majaz par métaphore est de type synecdotique puisqu’elle traduit le tout par la partie. Le mot qui convient le mieux pour dire Majaz c’est trope. C’est-à-dire cas de figure où un mot change de sens. Selon Tabatiba’i الطباطبائي, il n’y a pas de frontière étanche entre majaz et sens propre, entre trope et sens propre puisque dans leur évolution sémantique les mots changent de catégorie. Et l’on passe quasi imperceptiblement du sens figuré au sens propre. On pourrait rendre Majaz par métaphore mais il convient alors de préciser qu’il s’agit d’une métonymie et d’avoir à l’esprit que métaphore vient de μεταφορά : transport. Aujourd’hui encore à Athènes on prend la métaphora (le bus). Comme le mot arabe « majaz » signifie « passage », « distance parcourue »…(en plus de « licence » dans toutes les acceptions du mot, y compris même la licence poétique).
Ainsi donc d’une rive à l’autre la figure semble promise à la distance, au chemin, au parcours.
Juste ceci encore : on peut dire en arabe « majaz an nahr » مجاز النهر: pont. Ainsi donc les mots de notre formule donnent l’un sur l’autre, s’égrènent, s’appellent. (Je pense à Mozart cherchant « les notes qui s’aiment »)
Qantara : pont.
On pourrait se demander ici pourquoi notre formule emploie Qantara et non pas Jisr. La réponse est que Qantara signifie exactement « pont en dur » alors que Jisr désigne toute forme de pont, de passerelle. Selon le lexicographe Morthadha Zoubaidi مرتضى الزبيدي (Belgram Inde 1732- Le Caire 1790), la formule est elle-même figure. C’est ce que l’on peut lire dans le Taj al Arous تاج العروس , article Majaz. Le mystère de cette métaphore de la métaphore, figure de la figure, trope au second degré s’explique par la référence à ce propos de Abdallah Ibn Ibrahim Ibn Hassan Al Housseini عبد الله ين ابراهيم بن حسن الحسيني affirmant que « la vérité est métaphore de la métaphore ». Zoubeidi procède donc de manière quasiment ludique pour dire que notre formule est juste. Zoubaidi
Haqiqa :
Vérité.
Sens propre par opposition à majaz. J’aimerais voir dans ce mot son volet « inconnu » voire « inconnaissable ». En tout cas cela qu’on cherche. Par tous les moyens, surtout par ceux qui ne sont pas ceux de la haqiqa.
La théologie musulmane s’est longuement penché sur cette opposition « majaz » / « haqiqa » c’est-à-dire l’opposition sens propre/ sens figuré qui recouvre une autre opposition : sens explicite/sens implicite. Et les exégètes musulmans sont obligés de reconnaître que l’opposition majaz / haqiqa ne recouvre pas l’opposition vrai/faux. Ainsi donc toutes les affirmations figurées du Coran sont vraies, toutes ses figures sont vraies, de la vérité de la métaphore. Plus encore : la métaphore est le pont de la vérité. La formule mystique est vite devenue formule théologique. Tout se passe comme si elle avait été lue de gauche à droite de sorte que c’est la vérité qui est devenue le pont de la métaphore الحقيقة قنطرة المجاز

samedi 19 décembre 2009

L'invention de la rhétorique selon Chidyaq أحمد فارس الشدياق

Oeuvre du grand maître Behzad de Herat (1470-1506)
J’ai souvent été sceptique, dit-il, quant à la question de l’immortalité de l’âme. Je penchais pour les thèses philosophiques soutenant que tout, pour avoir connu un jour un commencement, a une fin. Or m’étant aperçu que la grammaire avait un commencement et point de fin, j’en ai tiré une analogie avec l’âme, ce qui, Dieu merci, a dissipé toute équivoque en moi .
Tout aussi difficile, voire plus, que la grammaire sont les techniques de l’inventio et de l’elocutio.
-Je n’en ai jamais entendu parler, dit le disciple.
- Moi, par contre, si et je connais tout ce que cet art comprend à savoir tropes, métaphore, antanaclase, assonance et d’autres dont le nombre dépasse la centaine et dont l’étude détaillée prendrait une vie. Une personne pourrait consacrer toute sa vie à l’étude de la seule métaphore et mourir sans la connaître ou alors elle aura oublié vers la fin de l’ouvrage ou des ouvrages qu’il aura étudiés ce qu’il aura appris au début. C’est que celui qui inventa cette science auguste n’était pas un sultan pour pouvoir contraindre tout le monde à le suivre et à prendre son parti. Il était plutôt pauvre, il s’en passionna et Dieu lui insuffla le don d’en établir les canons. C’est ainsi qu’il ne pouvait rien apercevoir sans avoir à l’esprit tel ou tel cas de figure. Par exemple, voyant le soleil se lever, il se demandait comment l’entendre, au sens propre ou au sens figuré et s’il s’agissait d’une métaphore in absentia ou d’une métaphore in presentia. De même que voyant les légumes pousser au printemps, il se demandait comment interpréter une proposition du type « le printemps fait pousser les légumes ». Serait-il approprié d’attribuer cela au printemps alors qu’il résulte du mouvement de la terre autour du soleil et que cela en est, sans aucun doute, la conséquence. Il est indubitable que c’est Dieu qui fait tourner la terre. Ainsi dire « Le printemps fait pousser les légumes » est une hypallage au second degré car le printemps résulte de la révolution de la terre qui elle-même résulte de la volonté du Tout-Puissant.
Tel est le cas d’une phrase comme « la barque ou la jument a avancé ». Il est des figures présentant trois ou quatre degrés. Il en est même dont les degrés dépassent le nombre des marches d’un minaret. Et il en est en gigogne, en colimaçon ou en vrilles. Ainsi que d’autres.
Ahmed Faris Chidyaq La Jambe sur la jambe (Traduction Jalel El Gharbi)

vendredi 18 décembre 2009

Sur un mot de Giulio-Enrico Pisani


"Plus on avance en âge et plus le nombre augmente des choses qu'on n'a pas faites" (Giulio-Enrico Pisani)
Ce n'est pas tant la vérité de l'affirmation qui m'interpelle ici que sa syntaxe. Phrase torturée, dans sa correction grammaticale, mimant le supplice du regret. Phrase grammaticale, canonique qui ajointe sujet et verbe, qui met en contigüité antécédent et pronom relatif. Implacablement juste. La vérité de cette phrase est d'abord syntaxique.
Pisani ne dit pas "Plus on avance en âge et plus le nombre des choses qu'on n'a pas faites augmente". Il dissocie le sujet et son expansion relative. Comme pour signifier ce divorce entre la chose et son corollaire. Divorce, dis-je. Sans doute parce que je pense à Aragon :"Sa vie est un étrange et douloureux divorce".
Pisani donne à voir ce divorce si canonique entre être et faire (le poïen grec d'où vient poésie).--

mercredi 16 décembre 2009

Al-Jâhiz, l'amour des livres. الجاحظ وعشق الكتاب


En écho amical au billet publié dans l'excellent blog de Pier Paolo (dans mes liens), voici sur le même sujet un texte que j'ai eu le plaisir de traduire. Al Jâhiz revient à plusieurs reprises sur ce sujet. Si j'ai choisi ce texte c'est surtout pour le dernier paragraphe.

Incitation aux métiers du livre


Pour revenir à l’incitation aux métiers du livre et à l’objection faite à ceux qui récriminent contre les auteurs, je dirais que c’est rendre grâce [à Dieu] pour la distinction entre le dévoiement des gens et leur rectitude, entre méfaits et bienfaits que d’assumer la charge de les redresser et de prendre sur soi de les orienter quand bien même ils méconnaîtraient le mérite de ce qu’on leur dispense. Car rien ne préserve autant la connaissance que de la prodiguer et rien n’en fait perdurer la grâce que de la communiquer. Notons que [faire] lire les gens est plus congru que de les rencontrer. Car dans un entretien, on est plus apprêté, on est plus porté sur les incriminations mutuelles, plus sectaire et plus partial. Lors d’un débat, d’une confrontation s’accroît le désir de l’emporter ; on rivalise d’élégance et de pouvoir. On a honte de se rétracter ; on est trop fier pour se soumettre. De tout cela découlent des rancœurs et naissent des désaccords.
Si les âmes sont ainsi faites et si telle est leur configuration, elles se refuseront la connaissance et n’en verront point la visée. Or, dans les livres, rien n’empêche d’entendre la finalité, de saisir la voie car quiconque est seul à étudier, à comprendre la signification de ces livres ne rivalise ni ne lutte d’intelligence avec lui-même alors qu’il n’a personne devant qui se vanter ni avec qui lutter.
Un livre peut surpasser son auteur, présenter plus de mérite que l’écrivain et faire prévaloir, en divers points, le style de ce dernier sur le discours qu’il peut tenir. Le livre, entre autres, peut être consulté en tous lieux, traduit en toutes langues et est disponible en tout temps, nonobstant le décalage entre les époques et les différences de pays. Tout cela relève de l’impossible pour l’auteur et pour quiconque s’adonne à la controverse. L’échange verbal et l’instruction ne vont pas au-delà de leur cadre ni n’outrepassent les limites de la voix. Le sage peut partir et ses œuvres demeurent ; l’esprit s’éteindre et la production perdure.
N’eût été l’héritage livresque des Anciens, la sagesse inouïe qu’ils ont éternisée, les divers vécus transcrits si bien que nous avons pu être les témoins de ce que nous n’avons pas vu, accéder à tout ce qui nous était refusé et joindre notre humble apport à leur science, entendre ce que nous n’aurions pas pu faire sans eux, notre lot de sagesse aurait été insignifiant et notre lien au savoir ténu.
Si nous nous étions fiés à nos seules capacités, aux limites de nos idées, à la portée de nos expériences en matière d’entendement sensoriel et de perception intellectuelle, la connaissance se serait amoindrie, son désir serait annihilé, sa volonté abolie. La pensée deviendrait stérile, les idées erronées, le discernement affaibli et la raison empesée.
Al Jahiz Le livre des animaux


الترغيب في اصطناع الكتاب
ثم رجع بنا القولُ إلى الترغيب في اصطناع الكتاب، والاحتجاج على مَنْ زَرَى على واضِع الكتب، فأقول: إنّ من شكر النعمة في معرفة مغاوي الناس ومَرَاشدِهم، ومضارِّهم ومنافِعهم، أن يُحتَمَل ثِقْلُ مؤونتهم في تقويمهم، وأن يُتَوَخَّى إرشادُهم وإن جهِلوا فضلَ ما يُسْدَى إليهم، فلن يُصانَ العلمُ بمثل بذْله، ولن تُستَبقى النعمةُ فيه بمثل نشره، على أَنَّ قراءة الكتبِ أبلغُ في إرشادهم من تلاقيهم؛ إذ كان مع التّلاقي يشتدُّ التصنُّع، ويكثُر التظالُم، وتُفرط العصبيّة، وتقوَى الحَمِيَّة، وعند المواجَهةِ والمقابلَة، يشتدُّ حبُّ الغلَبة، وشهوةُ المباهاةِ والرياسة، مع الاستحياء من الرجوع، والأنفِة من الخضوع؛ وعن جميعِ ذلك تحدُث الضغائن، ويظهرُ التباين، وإذا كانت القلوبُ على هذه الصِّفِة وعلى هذه الهيئة، امتنعتْ من التعرُّف، وعمِيت عن مواضع الدلالة، وليست في الكتب عِلَّةٌ تمنَع من دَرْك البُغْية، وإصابة الحجَّة، لأنَّ المتوحِّد بِدَرْسها، والمنفرد بفهم معانيها، لا يباهي نفسَه ولا يغالب عقلَه، وقد عَدِم مَنْ له يُباهي وَمِنْ أجله يغالب.
والكتابُ قد يفضلُ صاحبَه، ويتقدَّم مؤلِّفَه، ويرجِّح قلمَه على لسانِه بأمور: منها أنّ الكتابَ يُقرأ بكلِّ مكان، ويظهرُ ما فيه على كلِّ لسان، ويُوجَد مع كلِّ زمان، على تفاوتِ ما بينَ الأعصار، وتباعُدِ ما بين الأمصار، وذلك أمرٌ يستحيل في واضع الكتاب، والمنازع في المسألة والجواب، ومناقلةُ اللسان وهدايته لا تجوزان مجلسَ صاحبه، ومبلغَ صوتِه، وقد يذهب الحكيمُ وتبقى كتبُه، ويذهب العقلُ ويبقى أثره، ولولا ما أودعت لنا الأوائلُ في كتبها، وخلَّدت من عجيبِ حكمتها، ودوَّنت من أنواعِ سِيَرِها، حتَّى شاهدنا بها ما غاب عنَّا، وفتحنا بها كلَّ مستغلق كان علينا، فجمَعنا إلى قليلنا كثيرَهم، وأدركنْا ما لم نكن ندركُه إلاّ بهم، لما حَسُنَ حظُّنا من الحكمة، ولضعُف سبَبُنَا إلى المعرفة، ولو لجأنا إلى قدر قوَّتِنا، ومبلغ خواطرِنا، ومنتهى تجارِبنا لما تدركه حواسُّنا، وتشاهدهُ نفوسنا، لقلَّت المعرفةُ، وسَقَطت الهِمّة، وارتفعت العزيمة، وعاد الرأيُ عقيماً، والخاطِر فاسداً، ولَكلَّ الحدُّ وتبلَّد العقل
.

mardi 15 décembre 2009

En hommage à Nic Klecker


Le Poète des Ardennes

En hommage à Nic Klecker qui s'est éteint hier.


J’ai visité Brandenbourg dans les Ardennes luxembourgeoises en compagnie du poète Nic Klecker. Ce fut sous une pluie de feuilles mortes, par une belle journée d’automne. Prière oecuménique sur la tombe de sa femme. Au bar du village : des livres et de la fraîcheur. Et puis nous sommes repartis sur les routes d’Allemagne.
J'ai l'honneur d'avoir postfacé son ouvrage Les Fissures du temps.
Je lis deux textes de Nic Klecker évoquant son village ardennais et éprouve ce plaisir à relever que la même veine poétique sous-tend les deux textes. Nic Klecker est aussi poète dans ses poèmes que dans ses textes en prose qu'on peut lire comme des poèmes en prose. Il s'agit dans les deux ouvrages d'un village d'antan baignant dans le chaotique de ses sinuosités et de son relief montagneux; baignant dans le mystère car il y a un mystère des choses diaphanes, un mystère de la vie frugale que notre modernité a tendance à nous cacher. Je suis tenté de voir dans les méandres du village comme une allégorie du labyrinthe du souvenir et du texte qui se souvient. Le village en tant qu'épisode vécu se transforme ici en réalité textuelle. Oui, c'est le texte qui se souvient. À la réflexion, on peut dire de ces deux écrits qu'ils constituent une autobiographie où l'auteur ne dit pas "je". Autobiographie d'un village ou mieux encore: autobiographie impersonnelle. Évoquant son village natal, Nic Klecker ne crée ni ne recrée une utopie: le village a bel et bien existé; ce qu'il donne à lire est plutôt une uchronie, un temps hors du temps, une sorte de no man's time: une temporalité qui échappe à la chronologie. À lire ces deux textes, on se demande où vont les choses qui ne sont plus, comment expliquer cette familiarité que nous gardons pour eux. Le village est une contrée intérieure; le souvenir, c'est ce qui fait d'un pays, d'un vécu un pays intérieur. Notre âme? Ce n'est peut-être que notre vécu hissé en souvenirs perdus et pourtant encore là, dans un je-ne-sais-où. C'est bien d'une époque mythique qu'il s'agit ici; il s'agit des Ardennes de l'avant-guerre, les Ardennes de l'avant-Libération, de l'avant-électricité, de l'avant-modernité, de l'avant-"l'horrible raison rationalisante". Les Ardennes de l'avant. Comme dans un mythe, dans une légende ou dans un conte, le temps de l'avant rejoint celui des origines mythiques comme toute origine. Ce village, invraisemblable dans le Luxembourg actuel, ne permet aucune identification et pourtant le lecteur est tenu en haleine par ces "récits" d'antan, récits où il n'y a rien de romanesque, où tout est poésie. Non pas celle qui rime avec versification mais celle qu'on vit dans la contiguïté entre chardons et violettes, entre grâces et disgrâces, dans les sens qui s'éveillent aux parfums et aux relents, au "pittoresque douloureux", au désir. La poésie, elle est aussi dans cette place faite aux sens, dans cette nostalgie des temps où les choses se signalaient pour nous par leurs exhalaisons. Je dis nostalgie car nos sens ne nous servent plus à grand chose à l'ère du virtuel. Nic Klecker sollicite ici nos sens, nous initie à ce monde où les choses suscitaient d'abord une appréciation sensorielle. Il y a dans ces deux textes une sémiologie du vécu à la faveur de quoi se dégage, comme en récompense, une poétique d'autant plus poignante qu'elle est reléguée dans une temporalité autre, dans l'étrangeté de ce qui n'est plus et qui est encore là. Car la réalité de ce village est encore là. Elle est dans le texte mais surtout dans la dimension intérieure qu'il recouvre. Ce village d'antan est une contrée intérieure; celle qu'on désigne par le terme "âme". Chez Nic Klecker, le village, c'est la cité des hommes pris dans leur condition, pour ne pas dire destin, forgé par la géographie car "le destin est géographique". Ce qui caractérise cette géographie, c'est son caractère escarpé, abrupte. Que d'ornières, que de montées, de pentes et de coteaux! Dans la vallée, les hommes sont astreints à une vie de labeur. C'est l'époque où "les hommes étaient leur corps" mis à la rude épreuve du travail permanent ressenti comme un sort, comme inscrit dans l'ordre des choses. Une vie d'indigence, parfois burlesque: ces hommes bizarrement accoutrés vous arrachent un sourire tout à la fois amusé et tendre. Hommes quiets, de cette quiétude empreinte de peurs archaïques que le curé de village s'attelle à dispenser et que l'instituteur cherche à déraciner. Mais le village fut aussi une réalité historique, sujet à cette repoussante excroissance de l'histoire que fut le nazisme; sujet au dépérissement que cause la spéculation immobilière. Les maisons du village furent transformées en résidences secondaires. Les outils des villageois, ce à quoi ils tenaient le plus, ces outils qu'ils réparaient de génération en génération, n'imaginant pas de pouvoir les jeter, ces outils connaissent un autre sort: ce ne sont plus que des bibelots telles ces roues de charrettes transformées en lustres. Triste sort muséologique. Il semble qu'il n'y ait pour Nic Klecker qu'un seul type de galeries ou de musées respectueux de la mémoire: celui de la chose écrite. Seuls les pleins et les déliés de la graphie peuvent préserver l'intégrité des choses écrites. Ce sur quoi l'écriture agit, c'est nous-mêmes comme le dit si bien ce passage de Jadis au Village qui se lit comme une réflexion de l'oeuvre sur elle-même, sur sa genèse et sur ses enjeux: "peut-on voir la profondeur de l'âme, où règne l'instinct, où naissent les émotions, sous la surface cultivée par l'éducation, scolaire ou religieuse? La couche cultivée de l'âme est mince, reste superficielle, se manifeste par la participation à des coutumes, des attitudes ou rituels religieux. La plus grande partie de l'âme reste en friche, indéterminée, chaotique, dangereuse dès qu'on y touche, elle vit, ses forces prolifèrent et sont causes de brutalité, de tragédies. Car cette partie de l'âme, sans forme, non apprivoisée, agit aveuglément. La superstition a là son terroir, y fait pousser les fleurs des illusions."
Nick Klecker: Les Créneaux du souvenir, éditions des Cahiers Luxembourgeois / Nic Weber éditeur; Luxembourg 1997, 156 pages, 19,80 euros, ISBN : 2-919976-36-2
Nick Klecker: Jadis au village. Au pied des Ardennes, récits, 123 pages, éditions Cahiers Luxembourgeois / Nic Weber éditeur, éditions Memor-Transparences, Luxembourg 2002, 15 euros, ISBN : 2-919976-81-8

Milan Richter (Slovaquie)


Par-dessus l’épaule du poème de Milan Richter[1](Slovaquie)


On peut lire sous la plume de Valéry cette injonction : « Il faut regarder les livres par-dessus l’épaule de l’auteur »[2]. Il n’y a que le principe de « famille naturelle d’esprits » qu’évoque Sainte-Beuve (dont il est de bon ton de médire, parfois sans l’avoir lu) pour expliquer le surgissement d'une forme parente de l’expression valéryenne chez un poète slovaque. Milan Richter écrit : « Sans cesse tu regardais par-dessus l’épaule du poème ». C’est ce vers qui donne au recueil son titre Par-dessus l’épaule du poème publié en français et en allemand[3].
Pendant une semaine, les traducteurs et les poètes Alain Lance, Lionel Ray, Werner Dürrson et Jean Portante se sont penchés sur l’œuvre du poète slovaque. Ils ont travaillé en conclave à l’abbaye de Neumünster, superbement restaurée, à Luxembourg, la cité polyglotte. Dans sa préface à l’ouvrage, Jean Portante dit la convivialité et le sérieux dans lesquels le travail a vu le jour. Et, sans parler le slovaque, je puis dire de la traduction qu’elle est belle. Je veux dire qu’elle cache bien sa qualité de traduction. J’entends par là qu’une belle traduction se voit d’abord à ce qu’elle semble écrite directement dans la langue cible. Et sur ce plan, l’ouvrage est une réussite. Milan Richter apparaît comme le poète de l’anecdote érigée en prélude à la méditation. En cela, il me rappelle, toutes proportions gardées, le poète Saadi de Chiraz (vers 1213- vers 1292), immense poète dont l’œuvre mêle récit et poème, vécu et lu. Partant d’anecdotes vécues, il décèle une signification cachée. L’histoire et l’histoire personnelle offrent au poète une grille de lecture du réel. Le sens est cela qui se présente de manière travestie sous la forme d’anecdotes souvent anodines. Le poète insinue par là que la profondeur ne se révèle avec autant d’évidence qu’à la surface. Le sens agit comme pour passer inaperçu. L’éclipse de 1999 est l’occasion pour le poète d’écrire un texte se terminant ainsi : « - Je sais. Je suis de sa lignée. Je suis/Eclipse et ne fais que traverser/cette zone/en laissant derrière moi/un frémissement… ». Ailleurs, c’est à l’évocation autobiographique que cède le poète « Tout le mal, mon père l’avait déjà derrière lui/quand ce soir-là il a sorti/de la poche trouée de son manteau deux chocolats/et nous a caressé les cheveux à moi et à ma sœur. / Peut-être voulait-il dire, pour vous ce sera plus facile, un jour vous respirerez plus librement…/Sa propre respiration lui manquait déjà,/ son râle a duré toute la nuit./Au matin il était mort.//Ce mars glacial dure et dure encore ». Ce poème irrésistible se termine sur une vision de la mort : « En ce mars glacial tout le bon/est encore devant nous.//Mais aussi la mort ». Ici aussi, le sens est ce qui se dérobe. Cela qui ne devrait pas être là et qui pourtant est dans l’évidence du frémissement qu’il suscite. La poésie est comme un mode de lecture du réel. C’est le protéiforme de la réalité donnant vue sur notre unique réalité ontologique. Il y a dans la poésie de Milan Richter un pathétique qui émane de ce que être est synonyme de frissonner de ce frisson que donne le tragique débusqué derrière l’anodin de la vie. En somme, le recueil semble dire que l’anodin n’existe pas ; ce n’est que du sens travesti. A lire.
[1] Milan Richter : Par-dessus l’épaule du poème. Traduction collective du slovaque par Jana Boxberger, Werner Dürrson, Annouk Jeannon, Alain Lance, Jean Portante et Lionel Ray. Collection G.R.A.P.H.I.T.I. Editions PHI, en coédition avec l’Institut Pierre Werner Luxembourg avril 2005. ISBN : 2-87962-198-4.
[2] Paul Valéry : Œuvres, Pléiade T. II, p. 626.
[3] On trouvera à la fin de l’ouvrage, traduits par Werner Dürrson 7 poèmes de Richter.

dimanche 13 décembre 2009

Poesia di Pina Isopo- Poème de Pina Isopo


Per quelli che non conosco
per quelli che non vanno
per paura di tornare
per quelli che l'ignoto
lo cacciano in gola
come un boccone amoro
e poi vanno a vomitare
ruscelli esili di bianco
d'assurdo, d'infinito chiaro
per quelli che al mattino
vanno a vivere un giorno
già vissuto
e col sorriso stanco
tenacemente uccidono le ore,
per quelli incontrati e persi
per i fantasmi abituali
del mio giardino di follie
colorato di rose del deserto
per quelli che
non ho fatto in tempo a odiare
per quelli che ormai amo
per quelli che mi han tolto
i respiri e le grida
e il diritto alla rabbia
per quelli che schiacciano
i sogni della notte
coi rimorsi dei giorni
e vanno a dimenticare
bocche rosate di donne
e mani leggere
per quelli che non conoscono che
il coraggio dei bastardi
e dei disperati
per quelli che aspettano
per quelli che sperano
per quelli che muoiono un po' ogni giorno
disperati e disattesi
per quelli vorrei che fosse già domani
perché oggi non ho che un monumento
di neve ad un aborto
in un gran silenzio perlato

Pour ceux que je ne connais pas
Pour ceux qui ne partent pas
Par peur de revenir
Pour ceux qui ingurgitent l’inconnu
Comme une bouchée amère
Qu’ils vont ensuite vomir
Minces ruisseaux de blanc
D’absurde, d’infinie clarté
Pour ceux qui le matin
Entament une journée
Déjà vécue
Et d’un sourire las
Obstinément, tuent les heures
Pour ceux rencontrés et perdus
Pour les fantômes familiers
De mon jardin de folies
Coloré des roses du désert
Pour ceux que
Je n’ai pas eu le temps de haïr
Pour ceux que désormais j’aime
Pour ceux qui m’on ôté
Le souffle, les cris
Et le droit à la rage
Pour ceux qui écrasent
Les rêves de la nuit
Par les remords des jours
Et vont jusqu’à oublier
Les bouches rosées de femmes
Et les mains légères
Pour ceux qui ne connaissent que
Le courage des bâtards
Et des désespérés
Pour ceux qui attendent
Pour ceux qui espèrent
Pour ceux qui meurent un peu chaque jour
Désespérés et inattendus
Pour ceux-là je voudrais
Qu’il soit déjà demain
Car aujourd’hui je n’ai qu’un monument
De neige et un avorton
Dans un grand silence perlé.

samedi 5 décembre 2009

Petite édition / grande passion


Christian Garaud est né en 1937 à Poitiers, il a enseigné dans plusieurs pays (Irlande du Nord, Suède, Canada, Chine, Etats-Unis), il vit actuellement à New-York. On lui doit des essais sur Victor Segalen et sur Jean Paulhan. Il vient de publier un recueil de poèmes : Les pommes clochards, Gros Textes (Polder 141) 2009, une petite édition qui recèle une grande passion pour la poésie. Ce texte est préfacé par Jean-Christophe Belleveaux.
Il s’agit d’un recueil de petits textes posant les questions essentielles, celles qui n’ont pas de réponse. Un recueil fait de prosopopées où le poète parle aux objets beaucoup plus qu’il n’en parle ; fait parler l’absent beaucoup plus qu’il ne lui parle. Le poème est chez lui le lieu d toutes les métamorphoses, celles qui guettent tout être et qui disent la précarité de tout habitat. Ce sont des fragments de conscience évoquant des fragments de souvenirs ; des instants de conscience d’un corps souvent évoqué sous le mode du détail, du fragment. En tout 47 textes comme celui-ci :

Je vois dans le lierre qui couvre le mur une tête de lézard. Elle devient tête d’oiseau.
Puis elle devient tête d’homme. Promises à quelles autres transformations ?
Je me sens vieux de millions d’années.