vendredi 15 mai 2009

José Ensch, Glossaire d'une oeuvre.






Le 8 mai 2009, Ian de Toffoli publie un article dans le d'Lëtzebuerger Land (Luxembourg) où il présente le dernier ouvrage de la grande poétesse José Ensch ainsi que l'essai que je lui ai consacré. Le titre reprend un mot que j'ai eu le plaisir de lui adresser.



« On ne peut parler du poème que poétiquement »


Les Façades, le dernier recueil, posthume de José Ensch, et José Ensch : Glossaire d’une œuvre. De l’amande… au vin de Jalel El Gharbi
Ian de Toffoli
José Ensch est morte il y a plus d’un an. Mais les hommages, les témoignages d’admiration, les gages d’amitié continuent à se multiplier. Un an après sa mort, la douleur reste inconsolable.En février ont paru Les Façades (éditions Estuaires), un recueil des derniers poèmes de José Ensch, écrits entre septembre 2007 et janvier 2008, et José Ensch : Glossaire d’une œuvre. De l’amande… au vin, un livre qui allie commentaires, interprétations et réflexions poétiques sur l’œuvre de la poétesse luxembourgeoise, écrit par Jalel El Gharbi, professeur à l’Université de Tunis, essayiste qui s’est déjà plus d’une fois intéressé à des textes luxembourgeois, et proche ami de José Ensch.
À la question de sa première rencontre avec la poétesse (c’est par hasard qu’il a lu un de ses poèmes ; il est interpellé ; il lui écrit une lettre, lui faisant part de sa lecture du poème) il répond : « Un jour, nous nous sommes rencontrés chez elle. Et c’est comme si nous nous étions toujours connus. Nous avons parlé de poésie. À un certain moment, le mot ‘silence’ est venu dans la discussion. Nous étions au bord du silence. Cette impression d‘avoir tout dit. Depuis, ce fut une amitié à toute épreuve. »
Son livre, son glossaire, son dictionnaire comme il dit dans l’avant-propos, se veut donc moins une grille de lecture qu’un carnet de notes, accompagnant le texte de la poétesse plus que ne l’expliquant. Bien sûr qu’il s’agit d’analyses et d’interprétations, mais dans cet ouvrage se décèle surtout quelque chose comme une connivence poétique. La méthode est la suivante : chaque entrée (par ordre alphabétique, de la lettre A à la lettre V) est un mot ou une expression tirée d’un texte de José Ensch. Ceux qui connaissent ses poèmes s’attendent à certains mots-clés : bleu, chant d’oiseau, la préposition de, la conjonction et, mer, mort, voici. Ils seront surpris par d’autres entrées : lucioles, palimpsestes, tour magne, vert-de-grisé, viride.
Il est intéressant de voir que l’auteur du glossaire s’est autant passionné pour les grands sujets que José Ensch a travaillés, repris, répétés tout au long de ses recueils (ne dit-on pas que les vrais grands auteurs sont ceux qui ressassent un même sujet dans tous leurs livres ?) que pour les mots et expressions plus rares ou frappantes, archaïsmes, mots composés, échos, résonances et renvois poétiques (à Hugo, à Rimbaud, à Supervielle) que le lecteur n’identifie pas toujours. D’autres entrées auraient pu être ajoutées à la liste : enfant, ciel, etc. On s’imagine aisément la difficulté du choix pris par l’auteur.
La grande force de ce glossaire est la mise en œuvre de l’idée qu’ « on ne peut parler du poème que poétiquement ». José Ensch : Glossaire d’une œuvre. De l’amande… au vin est, sans au­cun doute, un travail académique, un ouvrage de critique littéraire.
Jalel El Gharbi rend compte de l’œuvre de José Ensch en se servant de la rhétorique, en expliquant par exemple la prédilection de la poétesse pour les figures du zeugma (contigüité de choses distantes ou hétéroclites), de l’oxymore, de l’hypallage (la qualité d’un objet attribuée à un autre), de l’hendiadyn (figure difficile à décerner qui transforme par exemple un substantif et son épithète et deux substantifs coordonnées ; voir le premier vers de l’Enéide : « Je chante les armes et l’homme qui… »), et autres figures. L’auteur montre comment, chez José Ensch, le mot désigne souvent à la fois son référent et se désigne lui-même en tant que signe. « Dit autrement, écrit Jalel El Gharbi, la pomme – tout comme le pain – se donne à déguster jusque dans sa réalité phonique », et morphologique d’ailleurs, faudrait-il ajouter. Les notes en bas de page, les renvois aux textes et recueils de la poétesse luxembourgeoise ainsi que les renvois aux auteurs qu’elle admire ou cite, sont nombreuses.
Mais « si académique veut dire prosaïque, répond encore Jalel El Gharbi à la question de la langue et du ton très poétique de son glossaire, la recherche ne peut rendre compte du poétique. On ne peut parler du poème que poétiquement ». D’où cette langue très loin de toute austérité académique, parfois légèrement énigmatique elle aussi, comme si elle avait mue au contact avec la poésie de José Ensch, usant de figures elle aussi, comme par exemple l’antimétabole (une inversion de mots) dans cette phrase sur le caractère livresque du monde dans les textes de José Ensch : « Ce qui se trouve affirmé ainsi, c’est l’essence textuelle de la nature, l’essence naturelle de l’écriture. » Le résultat est un ouvrage qui allie poésie et académisme de façon tout à fait remarquable.
Mais n’oublions pas le dernier recueil, posthume, de José Ensch, Les Façades, paru en même temps que le glossaire. Le livre ouvre sur une description de la poétesse, assise dans un jardin, dans le soleil matinal. Lieu de prédilection. On pense aux oiseaux dans ses textes, aux nombreuses évocations du ciel. Et en effet, certains sujets, méditations, thèmes et motifs, reviennent dans ces ultimes poèmes, écrits durant les derniers cinq mois de la vie de la poétesse. Il y a la présence des instruments de musique, cette invitation à une poésie de plus en plus orale, souffle presque, air, mélodie.
Certaines hantises reviennent aussi : souvent les textes apostrophent un enfant inconnu. Plusieurs poèmes sont accompagnés de reproductions de pages manuscrites, petites pages arrachées à des agendas, remplies de ce petit gribouillis qu’est son écriture, avec les habituelles ratures, corrections, traits ou flèches censées lier ou inverser l’ordre des vers.
José Ensch a encouragé l’ouvrage de Jalel El Gharbi. C’est elle qui a proposé l’artiste Iva Mrázková, pour les illustrations du livre. Elle a pu lire certaines des entrées. Le glossaire aura finalement été achevé sans elle. Ainsi de ses derniers poèmes. Ces deux livres sont de très beaux hommages. Le vide que sa voix a laissé en se retirant se ressent tout à coup plus brutalement.
José Ensch, Les Façades, Éditions Estuaires, février 2009, 68 p., ISBN 978-2-9599704-9-8
Jalel El Gharbi, José Ensch : Glossaire d’une œuvre. De l’amande… au vin. Institut Grand-Ducal, Section des Arts et des Lettres, février 2009, 120 p., Conception et réalisation du livre : MediArt, ISBN 2-9599749-9-9

Pour commander le Glossaire :
http://www.mediart.lu/index.php?id=6

samedi 9 mai 2009

Réaction de Gaspard Hons


Nicolas Poussin : L'Inspiration du poète

Je reçois à l'instant la réaction de notre ami Gaspard Hons à mon billet et aux réactions de CP et de Giulio-Enrico Pisani. Merci Gaspard.

Voici quelques fragments “ramassés” dans le beau désordre par un esprit ne suivant aucune piste, un rien coq-à-l’âne. La matière est tellement dense pour “ esprit “ qui vagabonde.
Méditation sur la pensée en la pensant. Je me vois en train de penser. Suis-je déjà hors de moi, me suis-je sorti de moi-même? Je suis parfois le moteur, d’autrefois je suis lancé par le moteur. Le moteur propulse-t-il, suis l’objet propulsé. Le mouvement, la matière ? Comme pour le “vide”, le mouvement, la matière sont-ils habités? Cette question Juarroz la pose dans ses poèmes. Je voudrais toucher comme je touche la matière, le mouvement.
La réaction de CP, corps-mémoire, sa trace invisible ne va-t-elle pas en ce sens, il rejoint l’ami Jalel. Se passer d’alibi. Ne rien rejoindre, en rejoignant (en me rejoignant). Quelque chose fait signe, la pensée me fait signe, elle est déjà signe.

Le bonheur de la pensée, écrit encore Jalel l’ami lointain, pourtant si proche, je l”enferme dans ma cabane intérieure, qui déjà m’enferme. Je suis prétentieux, de là je parle au monde, tout en me parlant. Je parle en silence.
Giulo (j’ai marché longuement à Rome), j’y ai tracé un sillon avec ma charrue archaïque et imaginaire (comme les frères Rémus et Romulus) Ritte était là, je l’ignorais, je n’en avais pas conscience. Giulo a fait le rapprochement (j’en suis ému) ( il me reste quelques exemplaires de ma traversée labyrinthique de Rome - je donne à qui le désire avec plaisir)

Je trace sans arrêt le sillon qui est déjà devant moi. Je m’inscris actuellement dans la recherche de la rose du temps. Le temps, la rose, le sillon, la charrue bien-aimée, l’être.
Je déteste parler en JE, je préfère le TU. J’ai abusé du JE, je m’en excuse.
Que dire, merci et amitié.
Gaspard

mercredi 6 mai 2009

L'Esprit du boeuf de Gaspard Hons

Temple de Natamandir (Inde)

L’Esprit du bœuf est un petit recueil de moins de vingt pages publié par Gaspard Hons ; c’est une grande méditation sur la pensée. Cela tient de la pensée pronominale, je veux dire la pensée tout à la fois sujet et objet. Son propre objet. Tout est dans ce mouvement immobile qui permet à la pensée de se penser, de se voir en train de se penser. Or le propre de l’esprit étant d’être imprévisible, on le voit ici prendre d’autres formes, revêtir les traits de son allégorie : le mouvement.
Tous les aphorismes constituant ce recueil comportent un mot référant au mouvement, au cheminement :
« la pensée meut la roue de l’existence comme la roue d’un char invisible joint le fini à l’infini » dit le premier aphorisme.
Le mouvement en question est celui de la roue. La roue fascine le poète. Son mouvement ne la mène nulle part ; il ne « fait » que la roue. Elle ne tourne pas pour elle-même. La roue est transitive : elle est mouvement pour l’autre. Il y a de l’abnégation dans son faire :
« toute pensée est vaine où une roue ne tourne que pour elle-même et non pour faire tourner »
Plus loin, le poète reprend la définition que donne Malevitch de l’esprit : « mouvement de la matière ». Ce que Gaspar Hons apporte de plus, c’est que ce mouvement doit se passer d’alibi comme le suggère l’aphorisme final : « même s’il n’y a rien à franchir, jette un pont. »
Il y a autre chose que ce recueil ne dit pas : le plaisir de la pensée. Son bonheur. Le bonheur qu’il y a à retrouver çà et là un trait d’esprit de Khayyam, de Maître Eckhart ou de Lao-Tseu. Tout cela suggérant que la pensée est une et que le bonheur de la pensée, multipliée à l’infini, est un.

Ce recueil peut être obtenu auprès de la revue La Porte. Poésie, art et littérature.
Adresse : Yves Perrine, 215 rue Moïse Bodhuin, 02000 Laon

jeudi 30 avril 2009

Traduit du matin


OEuvre de Jérôme Bosch


Où chercher l’amande
Pouvant loger les loups
Qui nagent
Les poissons de Bosch
Qui volent
Et dans la hâte
Ne pas dégrafer l’été du songe
Ne pas défaire la tresse
Qui tient les cheveux de la nuit
Et voir vaguement
Le rêve hypertrophié
Sous les traits du cauchemar.

jeudi 23 avril 2009

Julio Pomar : portrait d'un peintre.


Sérigraphie de Julio Pomar

Pomar

Depuis qu’il est entré en peinture, Julio Pomar, peintre portugais né en 1926, n’a eu de cesse de relever ce défi d’être tout à la fois fidèle à lui-même et en perpétuel changement. Sa peinture, une mutation permanente qui, à aucun moment, n’induit un déni de soi, s’inscrit dans la perspective mallarméenne de l’être se muant en lui-même. Pomar sera toujours resté un puissant coloriste. Je pense surtout à la force du rouge en quoi je vois comme un écho d’un de La Tour ou d’un Rembrandt ou encore à son traitement de l’ombre. D’où viennent ces couleurs ? Ils sont moins souvenirs d’autres palettes qu’expression d’une propension à donner à voir les couleurs sous une forme immaculée, comme ce bleu des portraits qu’il a fait de Frida Kalho. Pomar la dévêtit pour la mettre dans un bleu paradis (pour penser au « vert paradis » baudelairien). Pour parler de ce peintre, il convient d’évoquer les poètes au moins tout autant que les peintres.
Pomar s’inscrit dans une filiation qui se veut non datée. C’est sans doute pourquoi l’horloge qu’il représente dans « Le temps de cuisson » (1992) affiche une heure illisible. Si l’on postule que l’horloge est figure d’une mise en abyme de l’oeuvre, cela signifie que Pomar ne se rattache à aucune lignée ou tout au moins pas à une lignée autre que celle de ses modèles. Ce sont les modèles qui font le peintre. Dans son ouvrage, Les Mots de la peinture, Pomar se dit la « proie » de ses modèles, « les beaux rapaces ». Une précision : ils le font ou le défont, ce qui dans les deux cas signifie qu’ils le refont.
Dans la galerie de figures à quoi il donne vie, figurent surtout les poètes : Fernando Pessoa, l’homme aux mille noms, Stéphane Mallarmé, Charles Baudelaire et, plus près de nous, Claude Michel Cluny. C’est en portraitiste que Pomar ressemble le plus à lui-même. Dans tous ces portraits, le trait est abstrait, le détail vient d’un je-ne-sais-où d’inquiétant mais le tout est réaliste et a un je-ne-sais-quoi de rassurant. Chacun des modèles demeure reconnaissable. Baudelaire par Pomar demeure Baudelaire ; Cluny par Pomar demeure Cluny, surtout celui qui rend hommage au peintre du Portugal et d’ailleurs dans un poème qui s’ouvre ainsi : «Agacer la gueule rose du tigre / d’une simple mouche fauve / Et clore la cage des barreaux de sa robe : / solitude fauve. »

A lire : Julio Pomar : Fables et portraits, texte de Claude Michel Cluny. Editions Ramsay, 1994. A lire également : Claude Michel Cluny Le Livre des Quatre corbeaux. Illustrations de Julio Pomar.
Voir le portrait qui fait la couverture de mon livre Claude Michel Cluny : des figures et des masques. Editions de la Différence.

dimanche 19 avril 2009

Editorial du Passe-Muraille par Jean-Louis Kuffer


Léon-François Comerre : La Belle liseuse


Le temps de la vraie lecture

Jean-Louis Kuffer

Editorial du Passe-Muraille, No 77, avril 2009.


Le sentiment dominant de l’époque est à l’égarement et au désarroi sous l’effet de ce qu’Amin Maalouf appelle Le dérèglement du monde dans son bel essai où il se demande avec lucidité «si notre espèce n’a pas atteinte, en quelque sorte, son seuil d’incompétence morale, si elle va encore de l’avant, si elle ne vient pas d’entamer un mouvement de régression qui menace de remettre en cause ce que tant de générations successives s’étaient employées à bâtir».Cette interrogation portée sur la «compétence morale» de notre espèce pourrait sembler simpliste, mais la lecture attentive de cet essai limpide et grave d’un écrivain assumant le double héritage de la culture occidentale et de son homologue arabo-musulman, porte au contraire à examiner les nuances de la complexité et à dépasser les anathèmes et les exclusions réciproques ; demain, nous aimerions parler d’un tel ouvrage avec le professeur et écrivain tunisien Jalel El Gharbi, que nous accueillons dans cette livraison avec reconnaissance. Parce que c’est un vrai lecteur, un vrai passeur aussi, qui prend le temps de lire avec attention et respect.Une fois de plus, Le Passe-Muraille tente d’assumer la vocation première qu’annonçait son titre en 1992. À la fuite en avant d’un monde énervé, à l’obsession du succès et au panurgisme, à l’emballement passager d’un «coup» éditorial à l’autre, nous continuons d’opposer, selon le goût librement affirmé de chacun, notre attachement à la littér
ature qui est à la fois une et infiniment diverse, moins préservée du monde qu’attentive à celui-ci, poreuse autant qu’il se peut sans se diluer dans le n’importe quoi.Le Passe-Muraille se refuse aux replis et aux rejets identitaires qui ne pallieront aucun dérèglement. Aujourd’hui sur papier, demain sur un site ou des blogs, nous nous efforcerons d’en assurer la survie avec nos lecteurs. (jlk)
La nouvelle livraison du Passe-Muraille, No77, d'avril 2009, vient de paraître. Commandes: Passemuraille.admin@gmail.com


Le Passe-Muraille sera présent au prochain Salon du Livre et de la presse de Genève, à Palexpo, du 22 au 26 avril. Rue Kafka 38.


Retrouvez l’écrivain suisse Jean-Louis Kuffer sur http://carnetsdejlk.hautetfort.com/

mardi 14 avril 2009

Poème


Charles Degroux : Regrets (Musées Royaux des Beaux-Arts Bruxelles)



Pour Evelyne Boix-Moles

Comment être de l'autre côté
Au-delà des frêles limites
Démêlant
l'arc de son ciel
Réconciliant
L'étoile et sa mer
L'orange et son bleu
Le rouge et son baiser
Le ver et sa terre
Comment être de l'autre côté
Du désir et de moi-même
Dans ce point où se métamorphose la caresse
Où le blanc de l'image est perverti
Et où je suis si loin de toi
De l'ombre
Si près de ce qui n'a point de nom

lundi 13 avril 2009

Lorand Gaspar 3 (fin)


Ce qui est indivis, ce sont les différentes appréciations sensorielles. Le monde de Lorand Gaspar est un monde synesthésique. Chez lui aussi “ les parfums, les couleurs et les sons se répondent ”. Un fragment d’Héraclite dit “ tout ce dont il y a vue, ouïe, apprentissage par les sens, moi, je le préfère ”. Je pense à ce fragment 59 à la lecture de ce passage de Gaspar où le poète réapprend par les sens confondus et transcendés en perception par l’esprit l’univers de son enfance :
“ Nuits d’hiver transparentes au désert de Judée, d’une densité, d’une compacité difficiles à expliquer. Sentiment de toucher du doigt, d’ausculter les pulsations d’un “ corps ” qu’aucun extérieur ne vient limiter. Toucher des yeux, des doigts et de l’esprit une “ loi ” éternelle, un rythme unique qui lie les pierres de ce désert, quelques herbes, mon corps et les aiguilles glacées des étoiles. Crissement de la neige des nuits claires des hivers de mon enfance ” (Feuilles d’observation p. 13).
Ce qui est là, ce qu’il y a est invitation au toucher c’est-à-dire à un questionnement, à une auscultation. Et le toucher est révélation de l’abîme :
“ oui, oui, tant d’esprit dans les doigts,
l’abîme muet du toucher
cueilli sur les choses et les corps ” (Patmos. P. 69)
C’est sans doute pourquoi le toucher aime à s’exercer sur les roches, les cailloux. Qu’est-ce qu’un caillou ? C’est-à-dire que font les cailloux ? — Ils résistent. Ils désirent se maintenir dans l’indivis mais ils s’offrent à la caresse. Ils semblent se donner sans donation surtout quand il s’agit de galet :
“ J’ai sur la table à portée de la main
des cailloux longuement travaillés par la mer
les toucher, c’est comme si les doigts
pouvaient parfois éclairer la pensée ” (Patmos. P. 126)
Les cailloux font autre chose : ils convoquent ce passage de Heidegger : “ La pierre est sans monde. La pierre se trouve, par exemple, sur le chemin. Nous disons : la pierre exerce une pression sur le sol. En cela, elle “ touche ” la terre. Mais ce que nous appelons là “ le toucher ” n’est nullement tâter. Ce n’est pas la relation qu’a un lézard avec une pierre lorsqu’au soleil il est allongé sur elle. Ce contact de la pierre et du sol n’est pas, a fortiori, le toucher dont nous faisons l’expérience lorsque notre main repose sur la tête d’un être humain…La terre n’est pas pour la pierre donnée comme appui, comme ce qui la soutient elle — la pierre….La pierre, dans son être de pierre, n’a absolument aucun accès à quelque autre chose parmi quoi elle se présente, en vue d’atteindre et de posséder cette autre chose comme telle ”[1].
Le premier toucher, celui de la pierre, est le mode d’être de la pierre. Dans son être, la pierre est redevable à la terre exactement autant que le caillou de Lorand Gaspar est redevable à la table. Le caillou de Lorand Gaspar touche à la table du poète. Il a affaire à la poésie. Mais la pierre ne touche pas à la poésie, c’est la poésie qui y touche. Elle qui s’empare des objets et de leur monde pour se les approprier, pour les intégrer dans sa sémantique. Peut-être convient-il de ne pas trop se hasarder sur les questions ayant trait au sens. Jean-Luc Nancy nous rappelle que le sens du monde est justement dans l’absence de sens. Et il me plaît de citer ce passage du philosophe : “ En un sens, mais quel sens, le sens est le toucher. L’être-ici, côte à côte, de tous les êtres-là (êtres jetés, envoyés, abandonnés au là).
Sens, matière se formant, forme se faisant ferme : exactement l’écartement d’un tact.
Avec le sens, il faut avoir le tact de ne pas trop y toucher. Avoir le sens ou le tact : la même chose ”[2].
La présence du caillou sur la table n’est pas un indice de proximité mais de distance. Il s’agit de l’abîme de ce qui se dérobe et qui est pourtant là , comme un signe :
“Il y a toujours un soir où tu t’arrêtes
insuffisant devant la mer.
Etroit.
Tant de mouvements foliés,
gestes profonds qui cherchent l’air.
Alors le seul silence d’être là
étonne la terre, congédie les lois.
Acquitté
évident par cette brusque liberté en toi du large ”
Ce qui structure le poème, c’est cette scène de confrontation entre le fini de l’homme et l’infini de la mer comme avant que Baudelaire n’inverse les termes de ce syntagme. Mais la poésie est là. L’hypallage surtout, qui finit par conférer à l’homme un des attributs de la mer : “ cette brusque liberté en toi du large ” réalisant de la sorte cette union, cette prédilection pour le “ tout ” qui passionna tant Empédocle , poète et médecin. L’hypallage est ici cette figure par quoi le manque se trouve pallié. La béance, le manque, l’insuffisance ne se résolvent que poétiquement, par un emprunt poétique.
[1] Heidegger : Les Concepts fondamentaux de la métaphysique, trad . D. Panis. Paris, Gallimard, 1992, p. 293.
[2] Jean-Luc Nancy : Le Sens du monde. p.104. Galilée 2001.

dimanche 12 avril 2009

Lorand Gaspar 2



Qu’est-ce que l’excès ? Définissons-le rapidement, comme étant ce qui est à l’origine des horreurs du monde. Il y a une frénésie que le poète relève et à laquelle il n’adhère pas. Le poème auquel je me réfère mérite d’être amplement cité :
“ tu vas et tu viens
tu attends tu es comblé
tu désespères et tu tombes
tel qu’en toi-même
dans la clarté brutale—

tu cours encore à une faille
vérifier, comprendre, nommer
ce vent, saisir une chose
un regard qui t’ensanglante
et tu creuses la douleur
sous l’amas de boîtes vides
l’oxygène dans la fumante
épaisseur mal brûlée —

souviens-toi de l’agrafe d’or
d’un feu qui augmente
et l’eau tremble dans l’œil
penché sur un geste si simple
qui déchire un temps un lieu
la fièvre d’un vert allumé
aux fonds si jeunes du toucher —” (Patmos p. 21)
Serait-ce la démesure du désir courant à sa perte, ce désir qu’Empédocle, autre présocratique, stigmatise ainsi :
“Etroites sont les puissances diffuses au corps des hommes,
et nombreux les maux qui les assaillent émoussant leur attention soucieuse.
Ils n’aperçoivent qu’une part brève de la vie,
hommes d’un rapide destin, fumée que le vent agite et dissout.
Ils n’ont de foi qu’à ce vers quoi les porte leur désir,
jouets de toutes les impulsions, se glorifiant chacun de connaître le tout,
mais en vain (…) ”
La locution “ il y a ” s’accommode mieux du passé que du présent. D’où la fréquence de son emploi adverbial :
Il y a des années (Egée Judée p. 87)
Il y a si longtemps (Patmos 23)
Il y a vingt ans (Feuilles d’observation p 74)
“ Il y a ” n’est pas une unité de mesure, mais locution par laquelle se dit le constat d’une béance. Et la béance a presque toujours une épaisseur temporelle.
Quand la locution “ il y a ” n’est pas employé adverbialement, elle est surdéterminée par un adverbe de temps du type “ Il y a encore ” ou, autre exemple “ il y a toujours un soir ”.
Dans son emploi adverbial, “ il y a ” se mue en adjuvant du souvenir dont le corollaire est le constat de distance, de cet exil qui nous mène loin dans le temps. Dans son emploi adverbial, “ il y a ” donne à voir ce qui n’est plus, donne la mesure de cela qui passe inexorablement et qui se dérobe à la saisie, à l’appréhension, à la sensation tactile. Or, l’être au monde se signale d’abord par une possibilité d’appréhension. L’exister se vérifie, se mesure à l’aune des mains. Dans un certain sens, le monde ne demande qu’à être pris.
Mais l’être là est indivis dit un poème de Patmos :
“ flocons, pétales, duvets
d’un être là indivis
irriguant cailloux et figues (…) ” (Patmos p. 177)

samedi 11 avril 2009

Lorand Gaspar 1


"Il y a "dans l’œuvre de Lorand Gaspar.
Dès que je dis “ Il y a ”, je convoque un substantif. “ Il y a ” est toujours subordonné à un nom déterminé. Ce qu’il y a après “ il y a ” est voué à la détermination, à la nomination. Ainsi donc, la locution semble faire sens puisqu’elle est révélation d’une évidence qui, nous le verrons, va au-delà même de l’apparence évidente. Un mot d’Anaxagore (VIe siècle avant J.-C.) répondant à une question fondamentale : qu’est-ce que le phénomène ? dit “ opsis ton adelon ta phainomena ” (Les phénomènes donnent vue sur le non patent). Ainsi entendu, le phénomène a comme correspondant médical le symptôme, c’est-à-dire ce par quoi la maladie se fait visible, comme un phénomène. “ Il y a ” est toujours symptôme. Ainsi donc, tout est symptomatique.
“ Il y a ” n’est pas constat d’une simple phénoménalité mais seuil d’une incursion dans ce que recèlent les apparences. “ Il y a ” est l’outil par quoi le visible donne vue sur le non visible. La locution met en œuvre le battement observable / non observable. Ce sont apparitions disparaissant et disparitions apparaissant dans un vertige qui n’a rien de ludique, celui de l’être se déclinant en sa négation et celui de la négation se présentant sous les traits d’un être. C’est encore le détour par lequel un sens se révèle. “ Il y a ” tient de l’épiphanie. Il s’agit d’une épiphanie d’ordre ontologique. Ce qu’il y a après la locution “ il y a ” tient de la dimension intérieure. Après la locution, il n’y a rien d’autre que de l’être. De ce point de vue, “ il y a ” est intransitif comme l’insinue ce passage de Feuilles d’observation :
“ C’est en vain que nous accusons de tromperie les apparences. Ce travail de nos yeux, de nos doigts, de nos cerveaux, de notre pensée qui produit l’univers des images et des idées, des plus simples aux plus chimériques, aux plus anti-images, est lié à des mouvements en nous qui existent réellement. Fragments et mélanges de fragments d’une vérité ou d’une réalité inaccessibles ”[1]
Ce qui se situe derrière “ il y a ” outrepasse l’être-là d’une chose pour rejoindre la question du sens. Ce qu’il y a là est toujours signe. Et il y a une sémiologie de l’être-là qui me semble caractéristique de la poésie de Lorand Gaspar. Cela induit l’existence d’un mode de lecture gaspardien. Ce qui fait phénomène chez Lorand Gaspar s’offre à un décryptage qui passe par la sensation tactile. Saisir, appréhender, com-prendre, c’est déterminer ce à quoi les choses touchent, ce à quoi elles tiennent et en quoi elles se laissent saisir par le poème. A quoi tiennent les choses ? Ici le verbe “ tenir ” a aussi une signification tactile.
Ce qu’il y a dans l’œuvre de Lorand Gaspar est souvent problématique car l’être se signale par le questionnement permanent qui l’aiguillonne, le pousse sur les sentiers du monde. Le phénomène importe moins par ses attributs que par ce qu’il recèle. Ce qui fait phénomène donne à réfléchir et le monde se présente comme l’équivalent de la somme des questions qui s’y rapportent. Le monde se mesure à l’aune de notre ignorance. Or que signifie être là, avoir lieu pour un poète qui mesure l’étendue de l’ignorance à laquelle nous sommes condamnés ? Je répète que l’être se résume à la somme des questions qu’il soulève. Cela explique pourquoi la locution “ il y a ” est souvent affecté d’un coefficient d’interrogation ou de négation. Il semble que la poésie de Lorand Gaspar affectionne davantage des formules comme “ il n’y a pas ” ou “ y a-t-il ? ” plutôt qu’ “il y a ”. L’être au monde n’est pas fruit de donation, comme celle qu’évoque Husserl. Rien n’est évident, pour maintes raisons : le prétendu sens caché, le vrai non-sens et la lapalissade de l’absence.
Employé au passé , la locution “ il y a ” dit cette tragique métamorphose par quoi l’être se mue en événement relégué au passé. Il y eut n’est pas à entendre en “ il y a au passé” mais plutôt en équivalent d’un “ il n’y a plus ” aux accents tragiques. Il y a de la négation, partout. Là encore, ce qui importe, c’est moins l’événement en soi que la distance qui nous en sépare.
“ Il y a ” est souvent indice d’absence. La locution a une nette prédilection à se décliner à la forme négative ce qui suggère qu’il y a dans l’œuvre de Lorand Gaspar comme une diffraction, comme une fracture qui caractérise l’être :
“épeler lentement sur la table rugueuse
ces images dont sombre le dessin
ceci n’est pas, cela est.
Et tout ce que ta parole avait pouvoir
de lier se délite, se fragmente, se sépare.
Peu de choses, débris.
Règne tout autour la sereine démesure.
Tu réchauffes encore dans ta voix émue
toutes choses s’abreuvant à soif et à sel —
le sifflement sur les crêtes de lumière
toujours même quand s’éteint le jour
la migration des sources, cette part
nomade de l’âme levée dans la pierre
dans les fosses et les failles impensées.
Et c’est une eau tranquille lavant le corps
vin qui éveille l’inconnu d’un visage —
cela est. ”[2]
Le poème parle de démesure. Le mot suggère à l’esprit un fragment d’Héraclite selon lequel “ il faut éteindre la démesure plus que l’incendie ”. Il ne faut pas que l’être fasse preuve de débordement, d’excès.

[1] Feuilles d’observation, p. 24.
[2] Patmos.p. 12.

mercredi 8 avril 2009

La tulipe blanche


Mon jardin : ma première tulipe sur son lit de giroflées


La tulipe blanche

Sais-tu que ma tulipe
Vient de chez Maurice

Fleur d’Orient ouvrant ses volets en Occident

Ce matin tu fais un chiasme
Occident en Orient
Fleur de chez Carême

Voici l’étymologie de tes pétales

Où ai-je rencontré ton comparant
A Damas au café de la Fontaine
Où elle était si près de l’ipomée
Ou alors à Bruges la lointaine

dimanche 8 mars 2009

Nouvelle publication



Le 26eme festival des Migrations des cultures et de la citoyenneté aura lieu au Luxembourg-Kirchberg les 14 et 15 mars. Il sera marqué par la sortie du livre « Nous sommes tous des migrants » de Giulio-Enrico Pisani, œuvre épistolaire fruit d’un échange entre Giulio-Enrico Pisani (Luxembourg) et Jalel El Gharbi, (Tunisie), Anita Ahunon Munoz (France), Laurent Mignon (Luxembourg-Turquie) et Afaf Zourgani (Maroc) sur le thème de l’émigration clandestine. Impuissants à changer les rapports économiques nord-sud et les lois, les auteurs donnent toutefois tant aux émigrants qu’aux sédentaires les bonnes raisons d’accorder à ces héros du voyage estime et admiration.
En l’absence de ses coauteurs dispersés autour de la Méditerranée, Giulio-Enrico Pisani signera l’ouvrage ces 14 et 15 mars.

4eme de couverture :
"Vous tenez en main un échange poignant qui va droit à l’essentiel, beaucoup plus d’ailleurs que les comptes-rendus journalistiques et les analyses des spécialistes universitaires. On est pris à témoin et après la lecture des textes, qui jouent évidemment avec la commisération, on ne saura plus détourner le regard des drames humains qui accompagnent les migrations. "
Mario Hirsch Directeur de l’Institut Pierre Werner

Pour commander l’ouvrage,
mail aux editions@schortgen.lu ou mireille.weiten@schortgen.lu (Tél. 00352.546487)
ou fax : **352.530534 Editions Schortgen, M. Manuel Schortgen ou M’me Mireille Weiten
ou lettre : Editions Schortgen / 108 rue de l’Alzette / BP 367 / L-4010 Esch-sur-Alzette

vendredi 6 mars 2009

Jean Ziegler : La Haine de l’occident

Photo Philip Seelen
Giulio-Enrico Pisani présente Jean Ziegler : La Haine de l’occident


Lorsque notre bonne vieille Zeitung publia il y a près de 4 ans mes articles «L’eau et le péril libéral»(1) et «L’empire de la honte»(2), personne ne crut un instant que les dénonciations et avertissements de Jean Ziegler changeraient quoi que soit aux crimes et monstruosités du capitalisme. Jean Ziegler non plus, évidemment. Mais au moins eût-il pu espérer – et nous l’eussions pu avec lui – que l’on tire quelques enseignements du scandale des rapines, injustices et autres impairs du capitalisme qu’il stigmatisait. Il n’y a hélas pas plus sourd de qui ne veut entendre. Aussi, est-il évident (…) que, sans remise en question fondamentale du système, même des personnalités aussi bien-intentionnées et évoluant aussi près de l’Olympe que Ziegler ne pourront rien y changer.
Sans doute, Jean Ziegler le souhaite, ce changement. Cependant, devoir de réserve ou doutes, il ne l’exprime pas de manière vraiment constructive. Reste néanmoins que son dernier livre, «La Haine de l’occident»(3) va bien plus loin qu’un sévère état des lieux de la société contemporaine globalisée. Livre témoignage, objectivement technique, livre spécialisé et manuel (Sachbuch) à la fois, «La Haine de l’occident» se lit comme un "roman" d’aventure, de l’aventure humaine depuis les premières prédations coloniales au 16ème siècle jusqu’à nos jours. Cette sanglante épopée, retracée à partir du constat des innombrable tragédies résultant de la colonisation jusqu’au présent néocolonialisme capitaliste, n’hésite pas à remonter le temps et à chercher puis à expliquer les causes de cet immense sentiment de haine des deux tiers des peuples de la terre pour le monde occidental.
Ziegler montre comment cette haine n’est pas seulement le fait des masses du Sud, souvent plus misérables, souffrantes, exploitées que le prolétariat d’Europe en 1848. Mais il voit comment elle s’empare de plus en plus des parasites et des profiteurs locaux. Haine mêlée d’envie, d’admiration souvent, de fausse humilité parfois, d’opportunisme presque toujours, parmi les classes dirigeantes flattées, gâtées et corrompues par le capitalisme. Complices, certes, mais pour combien de temps encore? Ziegler ne le dit pas; travaille dans le présent, voyage, observe, constate, stigmatise, effectue parfois de brefs travellings arrière, revient, impitoyable, mais impartial et objectif. Pas besoin d’en rajouter, de romancer, d’affabuler. L’horreur des faits suffit.
Ziegler ne manipule pas l’histoire, comme tant de rapporteurs politiques, il observe; il compatit, certes, mais ne tire aucune véritable conclusion. Quant aux solutions, n’en parlons même pas. Constat de gâchis, et de quel gâchis! Dans son bref épilogue, plein de réalités connues (peut-être pas assez) et de chiffres qui devraient l’être, connus, il se réfère notamment à la 2e guerre mondiale. 16 à 18 millions d’hommes morts au combat, des dizaines de millions mutilés, amputés, défigurés, plusieurs centaines de millions de blessés civils! Son terrible constat: «Dans l’hémisphère Sud, les épidémies, l’a faim, l’eau polluée et les guerres civiles dues à la misère détruisent chaque année presque autant d’êtres humains que la Seconde Guerre mondiale en 6 ans.(4)».
Ziegler illustre parfaitement ses propos autant par l’expérience personnelle qu’en se référant à des sources historiques, statistiques ou politico-économiques reconnues. De Fernand Braudel,(5) par exemple, il retient que «L’Occident se définit essentiellement par son mode de production, le capitalisme. Plus que jamais, celui-ci reste rivé à son rêve de conquête planétaire». Ne croirait-on pas entendre Karl Marx un siècle plus tôt? Quoiqu’il en soit, Ziegler en appelle aussi à I. Wallerstein, l’un des principaux élèves de Braudel, qui «développe la pensée du maître...» et affirme: «... les dirigeants du monde euro-atlantique prétendent défendre et, au besoin, imposer sur toute la surface du globe les "Droits de l’homme" et cette forme de gouvernement qu’ils appellent la démocratie...»(6). Derrière ces drapeaux aussi hypocrites qu’élastiques, brandis quand ça les arrange, marchent en rangs serrés les champions des lois "scientifiques" du marché vendues comme lois "naturelles"... «C’est cette prétention qui suscite la haine (...) Elle exprime le rejet radical d’un système mondial de domination...».
Sous couvert de bonnes paroles, affirmations d’amitié et d’aide au développement à double tranchant et souvent plus profitable au donneur qu’au bénéficiaire, la colonisation des états du sud par ceux du nord se poursuit sans trêve. Elle est aujourd’hui plus dure que jamais pour bien de pays sous-développés qui s’enfoncent toujours davantage dans la misère. Cela se passe souvent dans les salles de réunion feutrées des grands complexes hôteliers ou administratifs à grand renfort de poignées de main, sourires et photos "de famille". À croire que Charles Baudelaire songeait dans son "Invitation au voyage" aux déplacements ruineux de ces "grands" touristes de la politique qui évoluent là où «... tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté...». Mais Ziegler, pourtant coutumier des salons internationaux, n’en a rien f. de ces bonnes manières. Il refuse de regarder le monde par la lorgnette rose des diplomates et des grands commis; n’hésite pas à appeler un chat un chat et va jusqu’à citer certains des plus hauts responsables par leur nom. Car «le moment», écrit-il, «... vient toujours, où les masques tombent...».
Exemple : Bruxelles, siège de la Commission européenne, négociations EU – ACP,(7) 1er mars 2007. Je cite l’auteur: «Tout à coup, le jovial Louis Michel, commissaire pour le développement, perdit toute contenance. Il menaça de représailles économiques les Africains, leur rappelant que les fonds de développement pouvaient être (...) coupés...». Réaction violente du président nigérian, «... furieux de voir les Africains traités "comme des gamins" et comme des "mendiants" (...) Il est certain», conclut Ziegler ce paragraphe, «que le cynisme et l’arrogance avec lesquels Peter Mandelson, Louis Michel et Pascal Lamy tentent de briser la résistance des peuples du Sud, contribuent puissamment à la montée de la haine de l’Occident».
Ce qui précède peut paraître – je l’admets – anecdotique, confronté aux tragédies que Ziegler dépeint ailleurs, mais n’en est pas moins significatif de ce rapport dominant–dominé qui rend à terme toute entente franche et honnête impossible. Tout comme le macho qui tyrannise sa femme doit s’attendre à la voir se révolter avec violence ou bien devenir une béni-oui-oui fausse et rusée, l’"Occident", comme on l’appelle, ne doit pas s’attendre à autre chose: aversion et terrorisme chez l’un, ou opportunisme, tromperie et trahison chez l’autre; ce qui ne lui évite pas toujours de récolter les deux à la fois. Loin de n’être que purs débats de salon bien élevés, ces conférences d’"assistance" au Tiers monde peuvent avoir des conséquences graves pour les Peuples du Sud. Bonne part d’entre eux se voient notamment privés par la PAC (Politique Agricole Commune européenne) et la concurrence déloyale des produits subventionnés UE qui en découle (sans même parler des USA), par les règles de l’OMC, par les multinationales et les spéculateurs sur produits agricoles, des bases même de leur agriculture. Conséquence: paupérisation des agriculteurs, abandon des sols, désertification et diminution des surfaces exploitables, explosion des bidonvilles, du chômage, des révoltes et... émigration clandestine! Tiens, tiens...
Mais restons en là pour aujourd’hui, amis lecteurs! C’est à vous de découvrir le reste et – croyez moi – cet ouvrage est aussi prenant que n’importe que thriller.

1) Le 6 avril 2005, article largement inspiré des enquêtes et rapports de Jean Ziegler, haut fonctionnaire suisse à l’ONU, rapporteur pour le droit à l’alimentation.
2) Le 14 avril 2005 sur Jean Ziegler: «L’Empire de la honte», Fayard 2005.
3) Jean Ziegler : «La Haine de l’occident», Albin Michel 2008, 303 pages.
4) Note de Jean Ziegler: Cf. Jacques Dupâquier, La Population mondiale au XXe siècle, Paris, PUF, p.44 et suiv.
5) Fernand Braudel (1902-1985) est considéré comme l'un des plus grands historiens du XXe siècle.
6) Un peu comme pour les conquistadores de naguère la "Vraie Foi". On connaît la suite.
7) ACP : Afrique, Caraïbe, Pacifique.
Article paru le - ici le 4.3.09 dans "Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek".
Giulio-Enrico Pisani
Luxembourg, mars 2009

jeudi 5 mars 2009

Evelyne Boix-Moles

Photo Philip Seelen.

Une des satisfactions que me donne la fréquentation assidue des Lettres françaises est d’en connaître les grands poètes qu’elles ne reconnaissent pas. Voici par exemple, une des voix les plus authentiques qui méritent d’être lues : Evelyne Boix-Moles, publiée surtout en revues ; elle est auteur, entre autres, de ce recueil inédit "Ce peu de Mots" (fin 2005)

Nous qui sommes voués à l'éclair,
nous avons mesuré, à longueur de brûlures,
l'agonie où le blanc refuse de mourir.

A même les heures violées par les heures,
nous avons reconnu,
à son incandescence,

la voile.

C'était la nuit.
Le ciel était noir,
plus noir encore l'océan.

L'incandescence,
imperturbable,
cinglait vers l'horizon.

jeudi 26 février 2009

Le retour de Lilith

John Collier : Lilith.
Le Retour de Lilith[1] de Joumana Haddad Les mythologies sumériennes, babyloniennes, assyriennes, persanes, akkadiennes et hébraïques soutiennent que Lilith aurait été, avant Eve, la première compagne d’Adam. Elle serait issue de la même poussière que lui. Elle fut l’égale du premier homme et, foncièrement insoumise, elle refusa toute résignation. S’ennuyant au paradis, elle prit la fuite et descendit sur terre, préférant le monde des ombres à celui de la soumission. Figure lunaire, souvent associée à Isis, Lilith n’en est pas moins un être promis à la lumière, une créature de nature ignée, comme Satan. Incarnation du paradoxe : ange diabolique ou diable angélique, Lilith est une éternelle remise en question. Elle préfère l’insatisfaction à la désastreuse satisfaction qu’elle exacerbe ; elle nie le corps qu’elle vénère et elle remplit le vide qu’elle crée. Diabolisée, Lilith est confinée à la sphère lunaire : dans le ciel des astrologues, elle occupe la place de la lune pendant ses absences cycliques. Je ne me serais jamais intéressé à Lilith si je n’avais pas lu La Fin de Satan de Victor Hugo ou Le Voyage en Orient de Nerval ou encore ce beau recueil qui vient de paraître à Beyrouth : Le Retour de Lilith de Joumana Haddad. Dans ce recueil, la poétesse ressuscite la figure antique et l’intègre dans une galerie de figures féminines telles que Salomé, Dalila, Néfertiti, la reine de Saba, Hélène de Troie ou Marie Madeleine. Ici, Lilith est avant tout réalité livresque ou mieux encore, fait poétique. Elle réconcilie les contraires, ou ce que le manichéisme donne pour tels : « Je suis la vierge Lilith, le visage invisible de la dévergondée, la mère-maîtresse et la femme-homme. Je suis la nuit car je suis le jour, le côté droit car je suis le côté gauche et le Sud car je suis le Nord ». Lilith est ce qu’elle désire, c’est-à-dire qu’elle est son autre, ce à quoi elle aspire dans la propension du désir sauvegardé et institué en mode d’être et de jouissance. Il y a chez Lilith et chez Joumana Haddad (ou tout au moins chez la Lilith de Joumana Haddad) de quoi imaginer une nouvelle éducation sentimentale qui cultiverait le culte de l’insatisfaction, de l’incomplétude, un peu à la manière de ces imperfections que l’art japonais estime indispensable à toute œuvre. C’est seulement à la faveur de cette insatisfaction, qui pour d’aucuns est synonyme de déception, qu’une autre modalité de l’être peut s’affirmer : celle du savoir. Le mot est récurrent sous la plume de Joumana Haddad, poétesse d’une grande culture et véritable polyglotte. Ces références au savoir font penser à l’évocation de l’arbre de la connaissance du bien et du mal dans l’Ancien Testament mais surtout à ce culte de la connaissance qui caractérise le Liban (La Syrie) depuis le XVIe siècle. Lilith en devient le modèle. Elle n’est pas désabusée parce qu’elle n’a pas mésusé de la vie. Elle épouse, elle l’insoumise, les lois de la poésie. Elle se fait l’allégorie des figures poétiques. La voici incarnation du paradoxe, de l’oxymore, de la chose mariée à sa négation. La voici encore quête de l’essence dans ce qu’il m’est arrivé d’appeler « l’autogénitif » du type « malédiction de la malédiction ». Elle est le cantique de tous les cantiques, l’essence du chant. Je cherche à dire qu’elle est l’essence du poème. Imaginez une œuvre qui dévoile, sans la dénuder, sa trame. Telle est l’affaire du poème. Les dits de Lilith émanent d’un constat autoscopique. Face au miroir, elle mesure l’étendue de la distance qui sépare l’homme de l’homme, la femme de la femme et l’homme de la femme. Elle se voit « très morte » et la poétesse de lui redonner vie, dans une entreprise qui entend combler les distances par la vertu de la poésie. C’est une poésie qui enrôle tous les genres : théâtre, prose, poésie rimée. Une poésie totale. [1] Joumana Haddad : Le Retour de Lilith. (en arabe) Dar An-Nahar. Beyrouth 2004.

mercredi 18 février 2009

Article de Giulio-Enrico Pisani sur le Glossaire.


José Ensch : toujours et encore
I. Tunis – Luxembourg

Ah comme j’aimerais l’avoir déjà connu, le Livre de Jalel el Gharbi,(1) «José Ensch: Glossaire d’une oeuvre. De l’amande... au vin»(2), lorsque je l’entendis lire ce soir là, José, un soir de janvier, un soir de 1998, son Dans les cages du vent!(3) Et combien mieux eus-je pu tenter partager avec elle ces charnières du temps, dont Jalel, ami tellement plus récent que José, illumine dans son Glossaire la conscience bleue par une symbolique de la pureté que représenterait le bleu du ciel, le bleu de la poétesse? Bleu roi, bleu nuit, bleu d’orient, bleu Ensch? Le lien peut paraître élémentaire. Erreur! Cela fait en effet un bout de temps que Jalel El Gharbi, chez qui cet ouvrage était peut-être en gestation inconsciente, cueille déjà les mots dans le pré enschien. Mais sa conception remonte à octobre 2007. «L'idée de ce glossaire est née lors de la dernière biennale de poésie de Liège. José – déjà très affaiblie – y était venue pour la première fois», me confirma Jalel qui écrivit également il y a peu:
«Dans ses recueils (...) les mots sont comme investis d’une autre signification. Cela va de l’abeille qui n’est plus ni son miel, ni son essaim, ni son désir de fleur mais désir de profondeur au vin qui n’est plus ni sa couleur, ni son ivresse, ni sa bonification, mais un autre nom possible de l’écriture en passant par le bleu qui peinturlure son univers et qui n’est ni la couleur du ciel, ni la celle de la campanule ni même celle du bleuet, mais celle de l’harmonie sonore.»(4) Quelle différence avec le bleu de tant de poètes contemporains! «N’y a-t-il pas un gouffre», confiais-je ce 8 février au blog de Jalel, «entre les "bleu oeillères", "bleu fuite", "bleu rêve" et "bleu mensonge" trop communs en poésie où le bleu ne représente souvent que le déni du réel» et l’exquise matérialité des «bleu» de la poésie de José?». Et Jalel de me répondre: «Oui, ce gouffre est bien réel et il me semble qu'il résulte de ce que le bleu chez José Ensch est surdéterminé par sa dimension autobiographique: il rappelle des objets de l'enfance, du réel cela même que la vie, la poésie transcendent. Oui, il y a un traitement du bleu propre à José Ensch.»
Ah, s’il avait existé en mai 2006, cet étonnant glossaire, je n’eus sans doute pas écrit, en présentant "Prédelles pour un tableau à venir": «… José Ensch compréhensible, intelligible, déchiffrable? C’est moins certain. En tout cas pas donné (...) En 1997 elle écrit déjà "Dans les cages du vent": "... c’est beaucoup plus loin / que sonnaient les soleils / sur le ciel en arrêt", tout aussi exquis et... sibyllin» (5)! C’est que le Glossaire de Jalel, ouvrage aussi fin qu’érudit, mais forcément non exhaustif,(6) offre au lecteur non seulement les clefs à la poésie de José, mais aussi le moyen de les fabriquer à partir des mots cités. À propos "bleu", Jalel nous dit encore qu’«il se fait objet plus épais que tous les brouillards» comme dans les vers de José «... bleu si foncé / qu’aucun navire n’y pénètre vraiment». Mais il est aussi «surdéterminé par une valeur affective» dans «Le tablier à carreaux bleus / issu d’une nuit ouvrière» ou encore dans «le petit vase bleu sous un lointain soleil».
Et je pourrais continuer longtemps, tant c’est avec délice que je me perds dans ces trois pages de poétique bleue où, après un silence sur le sucrier bleu d’Iva Mrázková, l’on s’envole comme l’oiseau que nous retrouvons sous "Chant…", ou comme ce "collège des oiseaux" auquel José prétend à l’honneur d’appartenir. Ainsi défilent devant nos yeux éblouis les paroles de José, mots souvent communs, usuels, que nous employons sans même y penser, sans être en tout cas conscients de tout ce qu’ils signifient, sous-tendent, peuvent représenter, symboliser, nous dire au-delà de leurs significations premières. Mais ce qui est étrange et ne manquera pas d’étonner tous ceux qui voient plein de difficultés à la lecture et l’entendement poétique (j’en suis), c’est que les significations dévoilées par Jalel dans le «thésaurus» enschien, sont souvent plus proches de la réalité vécue – en tout cas par José – que celles des dictionnaires. Prenez donc le mot «Lent»!
Son sens le plus courant selon Littré est «Qui manque de promptitude, d'activité, qui tarde...». Jalel, lui nous libère de la froide abstraction, pour nous faire vivre ce que vécut José, l’espace «qui se rapproche le plus du figement pictural»: «Il y eut des mots, des lumières et des plantes si lentes / qu’elles auraient pu peupler un nid peint...». Dans «La paume de sa main a des veines lentes / tels de bateaux sur les eaux des chemins de halage». L’auteur voit la poétesse associer la lenteur au flux sanguin et au rythme des haleurs. Mais peuvent aussi être lents les lauriers, ce lamento, ces angles, cette lumière que nulle autre ombre n’efface, les gestes de la forêt qui est entrée dans la chambre de l’aïeul sur de grandes voix d’océan sans déranger les feuilles pour entrer, ainsi de suite...(7) Convenez-en, amis lecteurs: la lenteur enschienne est bien plus sentie, explicite, matérielle, charnelle même qu’un quelconque "qui tarde" ou "qui manque de promptitude".
Non? Ne vous en faites pas; j’avais naguère la même impression. Je ne comprenais pas le naturel, la simplicité, la proximité au vécu de tout un chacun de cette poésie. Déformation scolaire, sans doute, logique prosaïque, lest du "a+b=c donc c-b=a"; rien à voir avec le monde poétique où évolue l’auteur. Poète lui-même, Jalel El Gharbi nous initie via ce glossaire non seulement à décoder un fragment du vocabulaire de José Ensch, mais également à la compréhension, plus intuitive et organique que logique et littéraire, de sa poétique.
1) Jalel El-Gharbi enseigne à l’université de La Manouba-Tunis. Il est critique, poète, poétologue et essayiste et a déjà publié seul ou collégialement une dizaine d’ouvrages, ainsi que d’innombrables articles.
2) Ce beau livre d’art/album, densément et artistement illustré par Iva Mrázková, est édité par l’Institut Grand-ducal, section des Arts et des Lettres et coédité/diffusé/distribué par mediArt, 31 Grand-rue, L-1661 Luxembourg, tel.2686191, au prix de 38,- EUR.
3) José Ensch : "Dans les cages du vent", recueil de poèmes, illustré par Marie-Paule Schroeder. Edit. Phi, L’Orange bleue, Institut Grand-ducal Luxembourg
4) Lire l’article entier sub jalelelgharbipoesie.blogspot.com/2009/01/le-grand-pan-de-mur-jaune.html
5) V. mon article dans Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek 24.5.2006
6) Qu’est-ce qui guida El Gharbi dans son choix de gloses? Où figure p.ex. "enfant", pourtant aussi fréquent qu’éloquent chez José Ensch? Peut-être en négatif dans "bleu"? «Le bleu est chez José Ensch la couleur de ce qui n'est plus, de ce qui n'a jamais eu lieu (un enfant), de ce qui se dérobe aux sens (...) et de ce qui est là, immédiatement présent dans l'évidence de son être là», écrit Jalel dans son blog susmentionné.
7) Ici, je ne cite pas exactement José Ensch. Les mots de cette phrase lui sont empruntés, mais re-agencés librement. Me pardonnera-t-elle cette modeste liberté dictée par le style? J’y transforme certes du 220 V en 6 V, mais puis – je pense – mieux m’expliquer.
Pour commander le livre : http://www.mediart.lu/index.php?id=6
à suivre
Giulio-Enrico Pisani
Luxembourg, février 2009

dimanche 8 février 2009

Extrait de "José Ensch, Glossaire d'une oeuvre. De l'amande au vin"





Illustration d'Iva Mrazkova.


Voici l'article "Bleu" du Glossaire de José Ensch si richement illustré par Iva Mrazkova.



Bleu :
Le bleu est sans conteste la couleur dominante dans la palette de José Ensch. Tout se passe comme si le monde en était repeint. Mais, à la réflexion, il s’agit moins d’une couleur que d’une qualité : le bleu est sa connotation. Il réfère à la pureté, qu’il s’agisse de celle du ciel ou de celle de la conscience : le bleu du ciel et la conscience bleue.
Un poème de L’Aiguille aveugle laisse entendre que le bleu est, bien plus qu’une qualité, une substance. Il est la matière dans toute sa consistance. Et il se fait objet plus épais que tous les brouillards :
…bleu si foncé
qu’aucun navire n’y pénètre vraiment

L’œuvre de José Ensch laisse entendre que le monde est tributaire du monde poétique.
Le bleu n’est pas seulement la Couleur ; il est le signe d’une affiliation à la lignée surréaliste mais là où les surréalistes se sont contentés de peinturlurer la terre et une orange en bleu, José Ensch, étend cette couleur sur les choses les moins vraisemblables tout en privilégiant ce qui dans la nature est bleu. José Ensch ne se contente pas d’un « globe bleu ». C’est ainsi que le bleu a l’herbier qui l’illustre : bleuet, lilas, campanule, « chardons bleus ».
Le bleu est aussi la couleur de l’enfance, comme le corroborent ces objets qui viennent de la jeunesse. José Ensch pourrait faire sienne cet aveu de Cadou :
Ma mémoire est pavée de ces belles faïences
Chez José Ensch, le bleu est surdéterminé par une valeur affective. C’est :
Le tablier à carreaux bleus
Issu d’une nuit ouvrière
Ou encore :
le petit vase bleu sous un lointain soleil
Avec le temps, le bleu de ce vase devient encore plus foncé :
Qui dira les images
comme des rideaux
Au creux d’un vase très bleu

Ailleurs, la poétesse évoque :
…un verre de Bohême
Un sucrier très bleu

Ce sucrier apparaît dans l’œuvre dans une première occurrence qui l’associe à la nuit
Ô le sucrier de la nuit
Certains bleus sont justifiés par la paronomase : baie, billes et surtout ces bleuets si fréquents et qui sont dotés du coefficient souvenir :
comme autrefois les bleuets au bord de l’enfance
ou encore, cette autre occurrence :
Tu es de blé levé, de gerbes montées
peuplées d’enfances vieillies
au pied des bleuets tels des baobabs
d’alouettes promises
au repos à jamais

La corrélation établie entre « bleuets » et « baobabs » trouve sa justification dans l’identité de leurs initiales. Ainsi donc, le bleu n’est ni la couleur du ciel, ni la celle de la campanule ni même celle du bleuet mais celle de l’harmonie sonore.
Ailleurs, l’adjectif « bleu » s’explique par l’euphonique [ b] ou [l] que comportent les noms qu’ils déterminent : « alphabet du bleu », « céréales bleues », « Cheval bleu », « licorne bleue » ou « l’abeille devenue bleue » , « ombre bleue », « langues bleues ».
On le voit ici, l’euphonie, c’est-à-dire l’effet poétique, rend possibles toutes les métamorphoses et autorise toutes les noces :
Or déjà le bleu épouse le violet
Ces mêmes épousailles se trouvaient déjà dans le premier recueil de la poétesse :
Bleu épousant le violet
C’est dire que le bleu est promis à toutes les mutations :
Avance ton sommeil et plonges-y
au plus profond du bleu qui deviendra
noir et puis blanc

Dans le même recueil, il est question d’alliance de couleurs :
Les brebis passent autour de l’abbaye
ses arcs tendus vers le bleu
la verdure qui l’épouse

Ou encore :
Or le bleu épouse le blanc à distance
La poétesse est sensible aux effets de la paronomase comme le souligne cette tendance à la rime senée qu’on remarque partout chez la poétesse :
Quand vient le vent vole la neige
Ou encore :
il faut fixer les forêts qui sombrent en filant vers le soir
Un poème d’Ailleurs… c’est certain laisse penser que le bleu est une qualité poétique :
Il respire et nous le respirons
Bleus comme la scansion d’une douleur

« Bleu » est à lire comme synonyme de « lyrique ». On comprend dès lors comment :
Le bleu fait office de mémoire
Autant dire qu’il s’agit d’une couleur inhérente au monde poétique. Peut-être même que c’est le monde qui emprunte cette couleur à la poésie.

Pour commander le livre : http://www.mediart.lu/index.php?id=6



samedi 31 janvier 2009

Le Grand pan de mur jaune




José Ensch ressemble à la ville où elle est née en 1945 et où elle est morte ce 4 février 2008. Comme la cité, elle est à la fois elle-même - comme la ville derrière ses fortifications longuement louées par Goethe dans Campagne de France- et très ouverte sur l’autre. L’identité est l’antonyme du repli et son « repli » n’était qu’une manière d’introspection. Son identité : un essaim aux quatre coins de la culture. Lectrice impénitente, José Ensch est à l’écoute des bruissements du monde et même de ses vacarmes. Chez elle, la quête du sens s’accompagne d’une vertigineuse conscience du non sens. Mais il y avait toujours le bonheur d’être là, si près d’un café, d’une fleur ou de tout autre mot contenant le son [f].Longtemps, j’ai trouvé auprès d’elle le mot qui fait admettre qu’il y a pourtant du sens. Aujourd’hui, je reprends ses mots, un à un, je les décortique et cherche un je-ne-sais-quoi derrière chaque syllabe. Cela tient de Goethe, de Hugo, d’Eluard, d’Aragon et surtout d’Edmond Dune et de José Ensch. Dans ses recueils L’Arbre, Ailleurs…c’est certain, Le Profil et les ombres ou L’Aiguille aveugle, les mots sont comme investis d’une autre signification. Cela va de l’abeille qui n’est plus ni son miel, ni son essaim, ni son désir de fleur mais désir de profondeur au vin qui n’est plus ni sa couleur, ni son ivresse, ni sa bonification mais un autre nom possible de l’écriture en passant par le bleu qui peinturlure son univers et qui n’est ni la couleur du ciel, ni celle de la campanule ni même celle du bleuet mais celle de l’harmonie sonore. Longtemps j’ai discuté avec José Ensch jusqu’à ce point jadis désigné par Vigny où seul le silence est grand. Dans l’immensité de ces instants de silence, je pensais à La Passante de Baudelaire.

Je t’ai aimée comme le font les étrangers. De loin, sans espoir, très mal ou alors intransitivement, comme dit Rilke. De très loin, très mal et avec maladresse. Pourtant, c’est en te lisant que j’ai eu la révélation de la proximité entre distance et proximité. Tu insinues que la distance n’est rien. A ta demande, j’ai intégré dans mon dictionnaire l’entrée « mort». Un jour, nous avons posé sur la table nos déshérences, nos soifs et la certitude que tout concourt à notre fin.Tout était prévisible, depuis ce poème sur la déshérence :

Ma déshérence, mon héritage, mon partage du rien

mon territoire désolé sous l’éternelle bruine

mon château fort qui claudique vers la nuit

une nuit de taille moyenne parfois

sinon insupportable (Le Profil et les ombres)

Je m’apprête à me rendre au Luxembourg pour la onzième fois. Les eaux calmes du Grund, l’Alzette sous le pont antique, le grand pan de mur jaune (celui de la carte postale que tu m’as envoyée), cet essaim de jeunes lycéennes et le noir que tu aimes porter seront comme une preuve de ta présence.
Pour commander le glossaire, écrire à info@mediart.lu

jeudi 29 janvier 2009

Béatrice Libert : Passage et permanence.



Béatrice Libert : Enfance (Encre de chine)


Passage et permanence : dans ce recueil, Béatrice Libert procède à une redéfinition de certains verbes cela va du verbe « aimer » à « zoomer » en passant par « lire ». Trente poèmes en proses pour redéfinir, pour cerner les choses. Cela insinue que le monde se prête à une réécriture permanente, que sa sémiologie est à trouver ou à refaire. A chaque poète son glossaire. Vision du monde ou weltanschauung insinuant que refaire les mots du monde, c’est reformuler, redéfinir le monde même. Et cela institue une synonymie entre bonheur et écriture du bonheur transitant par le bonheur de l’écriture.


Le deuxième volet du recueil est une somme de portraits féminins. Trente poèmes crayonnant la femme sous autant de postures, de déclinaisons, d’attitudes et surtout de modes d’être. Cela va de « Elle » à « Paix à leurs visages » en passant par « la silencieuse » ou « la résistante ». Ce sont des portraits crayonnés avec tendresse et où la dimension féministe est une des expressions des préoccupations ontologiques. Car c’est toujours la femme dans son rapport au monde, à l’être et aux questions que pose l’être au monde. Voici deux extraits de ce recueil :
Aimer
J’apprends par cœur le verbe aimer dit l’amoureuse Je le pratique avec les sources J’en souffle le feu sur la cendre pour réveiller le Temps mortellement touché J’en bassine les draps somptueux de l’enfance J’en sers de longues friches à labourer céans Il coule comme un vin de Cahors dans mes veines Y viennent boire les amants de toujours
J’apprends par cœur le verbe aimer dit l’amoureuse et le pose partout sur la beauté du monde sur vos hanches parfaites à la faille de votre cou au nid de vos aisselles Ange-baiser qui peuple de ses ailes l’envie d’une caresse et d’une légèreté.


L’amoureuse



Besoin de lui
comme d’un champ
sarclé chaque matin

Dedans mes jours
il a tout mis
le pain le sel
la levure admirable
l’épice et le jasmin

Mes mots vont dans sa bouche
caresser l’ineffable
Il lève en moi le bleu
qui n’a point de maison

Sa voix dort dans ma voix
comme une déraison
qu’effeuillerait mon âge

Et je suis sans chemin
si ne suis son voyage

Béatrice Libert : Passage et permanence. Editions Tétras Lyre

mardi 27 janvier 2009

L'Homme assis d'Edouardo Galhos


Photo Roland Lagoutte.




Mon ami le poète Edouardo Galhos (dans mes liens) vient de publier aux Editions Poêtês (Luxembourg) un recueil intitulé L’Homme assis (Poème). Edouardo Galhos est un artiste à la fois peintre, calligraphe, homme de théâtre et poète fortement influencé par son expérience japonaise.
Différentes postures se lisent dans ce recueil : celle du cheminement, celle de la pensée qui aime à s’arrêter sur les choses et celle de la méditation qui aime à cheminer. Il y a dans le récit de cet homme qui marche et qui médite comme des réminiscences de son passé. Le passé : ce qui n’est plus et qui est pourtant là. Il émane de ces évocations une impression d’étrangeté, d’inquiétude et d’inquiétante étrangeté (unheimliche). Et l’on comprend que l’homme titube, vacille, trébuche, chancelle dans la vertigineuse conscience d’être (et d’être pour le néant) qui l’anime :
Et pourtant
L’homme se lève à tout moment
Comme aux premiers jours
Debout, il court
Sa ténacité tient de l’émerveillement du jour
Où il a couru ayant les yeux grands ouverts
Après quoi comme autrefois
Il se retrouve anéanti sous un soleil ardent
Au fond de ce creuset flamboyant
Où les mots se fondent, amers
D’autres naissent et se refont, plus doux
Aux bords d’une nouvelle ère.

L’homme assis ISBN : 78-2-919942-40-9, peut-être commandé à l’adresse suivante : http://poietes.poesie-web.eu/

jeudi 18 décembre 2008

Confession d’un personnage


Pour Jean-Louis Kuffer.

Skrzydla Nad Transylwania (Ailes au-dessus de la Transylvanie) est un ouvrage de Marta Cywinska écrit en polonais. Je ne l’ai jamais lu et pourtant il tient une place particulière dans ma bibliothèque et dans ma bibliothèque imaginaire. J’ai même un lien organique avec ce roman. Il a été publié en 2005. Quelques mois après sa parution, les hasards des rencontres universitaires ont fait que je me suis trouvé en Transylvanie que j’ai parcourue dans tous les sens. Et j’avais l’impression, sous l’épaisseur des ombres des grands arbres, d’être dans ce roman dont je ne puis lire que quelques mots, voire un seul.
J’ai un lien organique avec le héros du roman, pourtant je ne suis pas triste à sa tristesse, son intelligence n’est pas la mienne, quand il rit, je ne suis pas gai et je ne jouis pas de sa jouissance quand il embrasse je ne sais quel personnage féminin.
Pourtant, ce personnage, je l’ai inspiré et il porte mon nom.
Plus d’une fois j’ai pensé à lui, lorsque le désir risquait de me mener trop loin.
Par exemple : j’ai pensé à lui sur la côte amalfitaine, jadis parcourue par tant d’écrivains et superbement décrite par Gide. Je ne voyais par le paysage mais le sublime visage de l’assistante de mon collègue italien. Il aurait eu plus d’audace que moi.
Ou alors, devant l’image de Constance. Il aurait eu plus d’audace que moi.
Il pourrait, lui, voler jusqu’à Montréal ou jusqu’en Chine. Il fait mieux que moi son beurre et sa bière, son pain et son poème, son vin et sa vie. Lui qui a su aller là je n’ai jamais mis les pieds.
En Transylvanie, il a déployé ses ailes mieux que je ne l’ai fait.


Marta Cywinska

Née en Pologne, elle évoque souvent ses origines tatares du côté maternel, poétesse polonaise francophone , élevée dans le culte de la littérature française, prosateur, traductrice de littérature francophone, essayiste, critique littéraire, auteur de 8 livres : 6 recueils de poésie (dont un écrit en français), deux romans. Elle a publié de nombreux articles ( notamment sur la poésie, l'histoire des relations franco-polonaises, l'anthropologie de la culture), chargée de cours de littérature française et francophone ; elle est fascinée par le surréalisme 'en pratique', la culture arabe, la littérature de l'Afrique noire, par les liens entre la littérature contemporaine et l'anthropologie de la culture, le Moyen Age et l'influence de la culture celtique sur la littérature européenne, par l'art de la traduction de la poésie onirique, par les interférences culturelles et l'histoire des allégories et des symboles. Ses premières publications datent de 1984, a publié dans des revues littéraires polonaises et internationales ( entre autres en France, au Canada, en Belgique, en Suisse, en Italie, en Roumanie et au Maroc), auteur d'expositions - 'accessoires' poèmes inspirés par la culture celtique, metteur en scène 'occasionnel' de quelques pièces de théâtre montées par ... quelques théâtres

Marta Cywinska

Sylvia, ma sœur

Toutes les deux, nous étions enfermées

—dans le bracelet d'une princesse défunte

qu'aucun Egyptien ne saurait graver

sur le front d'une femme-cercueil

Des milliers d'années lumineuses

fuyant du toucher d'une allumette

Les lèvres de Sylvia Plath se cavent

au-dessous d'un nouveau magma

Saute, me dit-elle, saute d'un roseau

même son dernier étage n'est

qu'une boîte aux lettres

jamais envoyées

mercredi 17 décembre 2008

A Poet's Life / La vie de poète

Norton Hodges.

Je ne sais pas combien de recueil de poésie je reçois par mois mais je sais que rarement un recueil m’aura fait autant plaisir que celui de mon ami Norton Hodges From here to here / d’Ici à ici.
Norton Hodges est né en 1948 à Gravesend, Kent, Angleterre. Il a étudié le français et l’allemand à l'Université de Swansea, Pays de Galles, et a enseigné par la suite les langues modernes durant 22 ans. Il a été aussi employé de bureau, critique littéraire, surveillant d’examens, et a donné des cours d'alphabétisation pour adultes. Il a une maîtrise (1980) et un doctorat (1998) en langue et littérature.
Norton Hodges a publié des articles de fond et terminé les cours supérieurs de poésie de l’Open College of the Arts. Après avoir pris sa retraite de l’enseignement en 1997, il a commencé à proposer ses poèmes à diverses revues littéraires. Depuis, ceux-ci ont été publiés sur l’Internet et dans de nombreux magazines anglais, ainsi que dans des anthologies. Ils ont été traduits en français et en ourdou, et numérisés par la Poetry Library, Londres.
Norton Hodges a traduit en anglais les poètes francophones Athanase Vantchev de Thracy et Théo Crassas. En 2005, il a reçu le Grand Prix International de Poésie de l'Institut Solenzara (France).
Il vit à Oakham, Leicestershire, Angleterre. Il vient de publier From here to here, D’Ici à ici, dans une édition bilingue dans une traduction de son ami Athanase Vantchev de Thracy. Ouvrage publié par les soins de l’Institut Culturel de Solenzara.
Voici un poème inédit qui, d’après le poète même, réfère à ce dernier recueil :

A Poet's Life

How could he have known he was
a poet as he struggled to get out
from under the stupendous weight of his
father during carpet wrestling?

How could he have known he was
a poet when he could not tell
his mother's shadow from his own as he
set the tray down on her sickbed?

Today, the solidity of his book hints
at the truth, the almost tearful eyes
of his first reader repeat the trick,

yet his own eyes are dry, empty of
the feelings he squeezed onto the pages,
longing for less words, more white space.

NORTON HODGES
La vie de poète
Comment aurait-il pu comprendre
Sa vocation de poète quand il se démenait pour se libérer
De l'incroyable poids du corps de son père
Qui l'écrasait sur le tapis quand ils jouaient aux catcheurs?

Comment aurait-il pu comprendre
Sa vocation de poète quand il n'arrivait pas à distinguer
Son ombre de celle de sa mère
Lorsqu'il posait le plateau de repas
Sur les couvertures de son lit de malade?

Aujourd'hui, la présence concrète de son livre confirme
Cette vérité, et les yeux au bord de larmes
De son premier lecteur redoublent l'illusion,

Mais ses yeux à lui restent secs, vides de tous
Ses sentiments qu'il a déjà exprimés de son coeur sur les pages
Rêvant à des poèmes où les mots sont des îles
Perdues dans l'immense page blanche.
translated into French by Athanase Vantchev de Thracy
Outre les réactions à ce billet que l'on trouvera dans les commentaires (je pense surtout à Quirin et à Christiane), je reçois ce courriel de mon ami le poète Andrea Maldeste (dans mes liens).
Je lui répondrais juste par une phrase : je pense que c'est l'oeuvre qui éclaire la biographie et non l'inverse.
Bonjour Jalel El Gharbi,
Votre dernière note tombe à propos… parce qu'elle me permet de soulever une interrogation qui m'occupe depuis longtemps… Je veux parler de cette habitude des universitaires, et surtout des éditeurs, de devoir justifier une œuvre par des détails biographiques – la fameuse notice biographique – Parfois en effet le détail biographique éclaire l'œuvre. Par exemple savoir que les "Feuillets d'Hypnos" ont été écrits par René Char alors qu'il était Capitaine Alexandre dans le maquis… et on pourrait en dire autant de pratiquement toute l'œuvre de Malraux tant elle se confond avec sa biographie… etc.Mais parfois la notice biographique ne révèle rien… parce que le poète n'a rien fait d'autre que d'écrire des poèmes… ou alors il n'a été qu'un petit fonctionnaire dans un bureau ou qu'un petit professeur de province… Et là on voit quand même les éditeurs devoir justifier l'œuvre par des détails biographiques, pourtant sans aucun rapport avec l'œuvre (voire totalement inutile)… par exemple « il s'est rendu dans tel pays » ou encore « il a fait telles études » et, quand il n'a pas fait d'études, « il était autodidacte », ou plus surprenant encore « il a rencontré tel autre poète ou écrivain… »A tel point je crois que des auteurs en sont même venus à penser qu'il fallait effectivement une biographie pour devenir écrivain… et certain même n'hésitant pas à s'inventer quelques éléments biographiques quand ils manquaient… comme pour faire plus écrivain… Je songe par exemple à Faulkner affirmant qu'il a était aviateur pendant la Première Guerre Mondiale alors qu'il n'a jamais volé… et plus étonnant encore Malraux rajoutant quelques mensonges dans sa biographie pourtant déjà suffisamment fournie…A tel point aussi que certains jeunes auteurs ressentent encore aujourd'hui le besoin de voyager comme pour aller chercher des détails biographiques qui manqueraient, (« Un homme qui ne sait ni voyager ni tenir un journal a composé ce voyage » Ecuador de Michaux) alors même que le voyage est devenu pourtant d'une telle facilité et d'une telle banalité, qu'on a presque autant de chance qu'il nous arrive quelque chose en remontant la ligne 13 du métro parisien à 1h00 du matin qu'en prenant l'avion pour Pékin…Fernando Pessoa est à mon sens le premier poète qui a montré par des textes magnifiques que la vie et son monde intérieur était suffisamment riche de matériau pour devoir aller le chercher ailleurs, il a su débarrasser la poésie de cette conception un peu romantique du poète aventurier et voyageur…Bien entendu j'écris cela tout en étant le premier à me précipiter sur cette notice biographique quand un auteur me plait… mais enfin je reste quand même parfois surpris de certaines notices biographiques légèrement « orientées »… Je vous enverrai (si vous voulez bien) l'extrait d'une chose que j'avais écrite à ce propos alors que je n'étais encore qu'adolescent… là je suis au travail et je ne l'ai pas sous la main... c'est aussi pour cette raison que je dois écrire vite… donc pardonnez-moi si je ne suis pas très clair…Amitié.
Andrea.

dimanche 14 décembre 2008

Coléoptères


Pascal Janovjak
80 textes composent ce recueil à deux sections Coléoptères (62 textes) et Elytres (18). Ce ne sont pas des poèmes dit le poète mais des romans. Janovjak appelle ici roman la virtualité d’un roman. Tous les textes de Coléoptères sont des romans possibles, virtuels. Ce sont des embryons de romans, des récits comportent les pans les plus importants du romanesque : la rencontre, la surprise, l’illusion et la désillusion, la description, l’insolite et l’anodin. Chaque texte insinue que le réel est une trame possible d’un roman. Un rien suffit à faire un roman. Il y a là comme un souvenir du projet de Flaubert auquel on pense surtout à la lecture de ce texte intitulé L’Orage et dont le héros s’appelle Emma. Les lectures de Janovjak nourrissent l’œuvre et l’on peut retrouver çà et là des références intertextuelles qui prennent parfois l’allure d’une réécriture du texte original comme ce texte intitulé L’Hôpital, qui pense très fortement au poème de Baudelaire A une passante.
Des réminiscences du passé, souvenirs de voyages ou pages vécus, s’immiscent dans le texte. Mais ce n’est pas seulement cela qui fait l’unité de cette œuvre. Je relis ces textes disparates cherchant ce qui fait leur unité. J’écarte tout de suite la réponse la plus facile : c’est le disparate du vivre qui fait l’unité du texte. Je cherche une réponse stylistique et crois la trouver dans la picturalité des textes. Le texte est moins une tentative oulipienne d’explorer les possibles littéraires qu’un tableau. Chaque texte rêve d’être figuration, image, tableau. C’est sans doute pourquoi, à quelques exceptions près, tous les textes comportent au moins un adjectif de couleur.
Sur un autre plan, on retiendra la signification du bestiaire du texte : ce ne sont partout que de petites créatures en consonance avec la taille des textes. Comme un entomologiste, Janovjak pose les grandes questions en examinant le microscopique. L’infiniment grand se livre à la faveur d’une réflexion sur les plus humbles : un lézard, une abeille…
Comme on le voit, il ne suffit pas de nier la poésie d’un texte pour être en dehors du poète. Les textes de Janovjak sont des poèmes en prose qui disent bien la ressemblance entre roman et poème. Tout se passe comme si le mot « roman » retrouvait ici son sens originel. A lire.
Pascal Janovjak : Coléoptères. Editions Samizdat. Genève 2007.

mardi 9 décembre 2008

poésie et autobiographie

Savez-vous donc qui je nomme ma bien-aimée ?
Savez-vous quel vin je vante ? (Goethe)
La poésie est peu encline à l’aveu autobiographique. Il y eut certes des poètes pour qui la veine autobiographique était déterminante : cela va de Villon à Ungaretti en passant par certains poèmes de Hugo ou de Antar à Darwich en passant par Al-Moutanabi. On cherchera en vain chez ces poètes un engagement à se dire, une garantie que la confession n’est qu’une façon de parler, un des modes du dire. C’est en cela que la confession poétique est différente de celle du diariste. C’est en cela que l’écriture du moi diffère de la confession.
La biographie « poétisée » vaut plus par son caractère poétique que par sa nature autobiographique tout comme la biographie romancée vaut d’abord par son caractère romanesque. Pourtant, il est difficile de résister à la tentation de se connaître (se connaître soi-même et connaître l’autre). Il y a, propre à qui aime les belles lettres, un désir d’en savoir plus sur les auteurs.
L’aveu autobiographique ne vise pas la restauration d’un pan du vécu ; il dit l’ontologique quand il n’est pas un moyen de dire des préoccupations politiques ou sociales.
Mais à la réflexion, la littérature est-elle autre chose que ces aveux plus ou moins dissimulés ?
Présentant ce billet, j’aurais aimé, moi aussi, m’adonner à l’aveu, me laisser aller au désir de dire et de me dire à moitié.
L’aveu autobiographique est l’incursion du personnel dans l’espace public de la page publiée. Or qu’y a-t-il à confesser sinon cette nostalgie poignante pour cela qui n’est plus.
Cela se réduit souvent à ce que Verlaine appelait « L’inflexion des voix chères qui se sont tues ». C’est un brin de nostalgie non exprimée.
Mais la question est de savoir en quoi l’aveu poétique est différent de celui du diariste. La différence réside sans doute en ceci que le poème se situe au cœur même de ce battement dire / taire et qu’il se passe de ce que Philippe Lejeune appelle pacte autobiographique, c’est-à-dire cette promesse de révélation. La poésie n’est pas obligée de tenir parole. Le verset coranique qui les incrimine est moins une malédiction des poètes qu’une mise en garde contre l’expression figurale.

lundi 8 décembre 2008

Abdellatif Laâbi ساعتان بالقطار



Abdellatif Laâbi
Deux heures en train


En deux heures de train je repasse le film de ma vie

Deux minutes par année en moyenne

Une demi-heure pour l'enfance

Une autre pour la prison

L'amour, les livres, l'errance se partagent le reste

La main de ma compagne fond peu à peu dans la mienne

et sa tête sur mon épaule

est aussi légère qu'une colombe

À notre arrivée j'aurai la cinquantaine

et il me restera à vivre

une heure environ


In l'Etreinte du monde.Paris: La Différence, 1993.

ساعتان بالقطار
خلال ساعتين بالقطار
استعيد شريط حياتي
دقيقتان لكل سنة تقريبا
نصف ساعة للصبى
و نصف آخر للسجن
اما البقية
فيتقاسمها الحب و الكتب و الترحال
يد صديقتي
تذوب شيأ فشيأ داخل يدي
وراسها فوق كتفي
في خفة حمام
عند الوصول
ساكون في الخمسين
و سيبقى من عمري
ساعة تقريبا
عبد اللطيف اللعبي

lundi 1 décembre 2008

Journal d'Albert Palma

Albert Palma : Les Pivoines.

Albert Palma[1]

Dans son Journal, Albert Palma est bien plus qu’un diariste. Ou alors, le jour est pour lui une étendue entre deux textes, entre deux cheminements, entre deux questions. Le jour a pour lui la consistance des pleins et des déliés. Prenons un raccourci : Palma calligraphie la durée, comme pour lui donner l’épaisseur des choses lues.
Il y a chez ce poète des interminables questionnements quelques obsessions, quelques archétypes qui disent son parcours. Ce sont des choses simples, comme par exemple l’importance du corps, de ses rythmes en tant qu’objets inhérents à l’acte de penser. Nous sommes aussi nos corps et nos pensées ne peuvent se défaire du charnel, qui est tout sauf contingence. D’où la calligraphie, ou tout autre art. Peut-être parce que le « Kallos » de la calligraphie a besoin de chair. Toute beauté, même la plus picturale, même la plus sculpturale, même la plus scripturale est souffle. C’est-à-dire un autre nom de la chair quand elle est invisible. L’œuvre d’Albert Palma insinue qu’il faut des détours, par exemple : l’œuvre d’Henry Bauchau, une page de Hegel, le Japon, une œuvre de Bach pour atteindre une autre version du silence, une autre qualité des choses (appelons cela sublimation). Bien entendu, ce mouvement de détour est l’essence même du faire poétique. La poésie est affaire de détours, de chemins de traverse, de « raccourcis » permettant d’aller plus loin. Elle aime tourner autour, quasi intransitivement. Ici, c’est le corps qu’elle a choisi de sublimer. Je cherche à dire que pour Albert Palma, écrire, c’est cheminer le plus loin possible, pour parvenir à soi, dans cette proximité entre distance et proximité qui est la caractéristique des grandes oeuvres. Tout se passe comme si l’être n’était pas le fruit d’une donation (au sens où les phénoménologues emploient le terme) mais le fruit d’une quête. Il y a du désir dans l’air. Et le désir est désir d’altérité. Ou mieux encore, c’est un désir qui exige la complicité, entre autres, celle du détour mais aussi celle du partage, de la co-lecture, car le cheminement induit cette camaraderie de la route. C’est pour cela que l’on voit Albert Palma interroger ses amis, les lire, lire leurs lectures. Où a-t-il puisé cette humilité devant la connaissance ? On serait tenté d’attribuer cette attitude à l’influence de l’Orient. Or, il me semble que c’est en lui-même qu’Albert Palma s’est toujours ressourcé. Je ne parle pas d’une volonté triomphante, d’un surcroît de désirs qu’il aurait traduits ici, dans son Journal. Je parle plutôt de ces instants de fragilité, ceux où il éprouve que le corps est aussi ses défaillances, celles qui viennent à bout de « l’affreuse soif ». Le corps éprouvé est une voie vers la connaissance. Cela nous le savons depuis très longtemps. Ce que nous savons moins, c’est le rôle de la connaissance dans les instants où l’on est le plus frêle. Que peut le beau ? Albert Palma illustre l’utilité de l’art « J’ai bien failli ne plus croire en la poésie du monde » écrit-il après un scanner qui a failli l’assimiler à un gisant dit-il. Ce qui est signifié ici, c’est que la poésie est le souffle du monde. Dès lors, écrire, c’est traquer ce souffle au quotidien. Tel est le travail du diariste.
[1] Albert Palma : Le peuple de la main Henry Bauchau sur ma route. Editions Jean Pol Bayol. 2007. ISBN : 978-2-916913-04-9